Même si des proches y ont usé leurs godillots, je n’ai jamais effectué le « saint voyage de Galice » : Compostelle m’apparaît trop éloigné, et trop fréquenté le chemin qui y mène. En dépit de l’affluence, il convient d’y pèleriner chacun à son rythme, sans compagnonnage trop serré. Pour la traversée de l’Aubrac, le franchissement de Roncevaux puis la poursuite sur le camino francès, rien de tel qu’un long jeûne de la parole et qu’une marche à moins de deux personnes… Je n’ai pas déambulé non plus sur les chemins du Mont-Saint-Michel, ni ceux de Saint-Martin de Tours ou de Saint-Gilles du Gard : toutes ces routes de la foi, ou de la « quête de sens », qui se sont multipliées en France, puis au-delà – et dont le nombre dépasse désormais le millier à travers une quarantaine de pays.

Mon chemin préféré, celui de mon cœur, c’est le Tro-Breiz (tour de Bretagne), qui se parcourt en sept ans, à raison d’une semaine chaque été entre deux de nos vieilles cathédrales : de Saint-Pol-de-Léon à Quimper, en passant tour à tour par Tréguier, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Dol et Vannes. Je ne donnais pas cher de cette initiative pèlerine lorsqu’elle fut lancée, voilà juste vingt-cinq ans. Nos évêques rechignèrent même à lui désigner un aumônier officiel. Point n’est besoin d’être né en terre armoricaine pour trouver désormais sa place dans cette coulée de bannières et de drapeaux gwenn ha du (noir et blanc), même si les slogans de certains T-shirts y relaient des professions de foi toutes régionales : « Vive le kouign-amann », « Breton typique », « Avant j’étais normand ».

Ainsi 1 500 personnes marchent de concert à chaque début août dans le bocage de chez nous, réparties en trois catégories entremêlées : les gens de foi, les militants culturels et les sportifs patentés. Il arrive que certains partent d’une cathédrale en simples marcheurs et parviennent en pèlerins à la suivante... Soleil de plomb, soleil breton ! Faire confiance au chemin, tendre au dépouillement optimal, éprouver même le manque. Une fois en mouvement, la pensée s’envole et cesse de ruminer. Chaque pas nouveau épure l’être. La déambulation favorise l’activité cérébrale en plaçant le mental sur « off ». La route est dure mais, à l’étape, la soupe est sûre !

Tout Breton que je sois, c’est le plus français des écrivains, Charles Péguy, qui m’a appris à allonger le pas sur de longues distances. Pour entrer de façon originale dans le nouveau millénaire, aux derniers jours de l’an 1999, j’avais emprunté dans son sillage la route de Chartres. À la saison des épis mûrs, lui-même avait marché en 1912 vers la flèche de Beauce afin de confier à la Vierge ses tourments affectifs et professionnels. À sa suite mais en plein hiver, et pour partie de nuit, je partis de Paris au long d’une nationale encombrée de camions, et le souffle de leurs passages déchira même ma cape gorgée de pluie. Depuis lors, l’Amitié Charles Péguy – dont je suis membre – a balisé une voie plus tranquille par la vallée de Chevreuse, les collines du Hurepoix puis la plaine de Beauce : soit une petite centaine de kilomètres sans plus de macadam, à arpenter en trois ou quatre jours.

Est-ce Péguy qui relança, un siècle avant nous, la mode des pèlerinages à l’ancienne ? La « piétaille » avait été nombreuse au Moyen Âge et les marcheurs de Dieu partaient alors du seuil de leur porte pour rejoindre Rocamadour, Notre-Dame de Cléry ou Saint-Léonard-de-Noblat. Puis ils s’en retournaient encore chez eux pedibus cum jambis. À son époque, alors que les nouveaux lieux de piété mariale se visitaient en train (Lourdes, La Salette, Pontmain), l’écrivain renoua avec le pèlerinage plus proche mais fort ancien de Chartres, quittant sa maison avec le sac au dos pour y revenir de même. La pointe de la cathédrale posée au loin sur la plaine, au-dessus des blés, constituait pour lui « l’épi le plus dur qui soit jamais monté ».

Personne n’a su mieux que Péguy exprimer la puissance de recueillement de ces marches en solitaire. Lui-même se défiait des déplacements trop rapides et, à Paris, l’inauguration du métro n’avait guère suscité son enthousiasme. Il convenait à ses yeux de se mouvoir à simple pas d’homme et l’harmonie de la nature contribuait aussi à apaiser toute agitation intérieure. Ce n’était pas un hasard, pensait-il, si l’itinérance avait revêtu une telle importance dans la Bible, invitant l’homme à se lever pour quitter son pays et ses habitudes. Le Christ lui-même avait été un grand marcheur à travers la Palestine. À son image, sur les plans physique et spirituel, Péguy fut un homme en marche et on ne le trouva plus à la fin de sa vie sur les positions où il l’avait commencée. Comme il le constata avec son jeune ami Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes, sur la première étape de son pèlerinage chartrain, une route parcourue à deux pouvait devenir le lieu privilégié de la confidence : « Deux amis se promènent. Deux amis et non pas trois, car à trois on ne sait plus ce qu’on dit, on est orateur […]. À trois, on est forcé de parler. Mais à deux, on peut causer. » Pour lui, il n’était pas même besoin de parler en marchant : « Heureux deux amis qui s’aiment assez pour savoir se taire ensemble… »

Un pèlerinage ne porte tous ses fruits, dit-on, que lorsqu’on l’a effectué trois fois : une première dans la préparation d’avant le départ, une seconde sur le chemin lui-même et une troisième au retour, dans la trace cherchée en soi. M’agace assez une certaine rhétorique contemporaine, relayée par les professionnels du « développement personnel », qui fait de la randonnée pédestre le nouvel outil privilégié de la connaissance de soi. Sur la voie du Tro-Breiz comme sur celle de Chartres, rien de tel, néanmoins, que de quitter sa « zone de confort » et d’alléger son sac. Plutôt que de consulter un « psy » ou un « coach » en chambre, guettez donc le meilleur moment pour partir dès cet été, lorsque tel ou tel chemin vous fera signe. Apprenez à lâcher prise et à chercher en vous des ressources insoupçonnées. Quittez vos maisons pour répondre à l’appel de la route, cette « porte étroite » dont parlait Péguy. Ainsi arrivera-t-il peut-être que votre marche se fasse démarche... 

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