Qu’est-ce que la marche, du point de vue scientifique ?

La marche est une fonction naturelle, comme la respiration, la contraction cardiaque, la digestion. C’est un automatisme : en marchant, vous pouvez faire autre chose, parler, penser, lire. Et pourtant, quand on décompose la marche, on s’aperçoit que c’est un processus extrêmement complexe. L’humain met à peu près un an à apprendre à mettre un pied devant l’autre. Il faut trouver le centre de gravité, avoir la masse musculaire suffisante pour soulever et faire bouger tout le corps ; l’équilibre est sollicité ainsi que la proprioception – cette « conscience inconsciente » du corps qui permet de savoir dans quelle position on est – et la position des différentes articulations les unes par rapport aux autres. Lorsqu’on avance la jambe, le quadriceps, l’avant de la cuisse, se contracte et le muscle derrière la cuisse se relâche, il y a tout un jeu de muscles agonistes et antagonistes.

Fonction naturelle ou exercice physique ?

Ce n’est pas contradictoire. La marche est un exercice physique, elle entraîne une fatigue. Mais il y a deux composantes dans la fatigue : une composante périphérique, métabolique, quand les muscles ont épuisé tout le carburant disponible, qu’on appelle le glycogène ; et puis une composante centrale, la fatigue cérébrale. Eh bien, on sait maintenant que les activités physiques réduisent cette fatigue-là. Quand on a un cancer, par exemple, et qu’on est en chimiothérapie, on éprouve une fatigue majeure qui peut perdurer longtemps après la fin du traitement. La seule façon de lutter contre cette fatigue centrale, c’est de bouger. Vous connaissez sûrement cette sensation : avant de faire du sport vous êtes crevé, sans énergie, et au bout de dix minutes à vous dépenser, vous êtes en pleine forme. Vous avez réduit le stress – accumulé en restant assis au bureau à répondre à des mails – ainsi que cette fatigue centrale qui n’a rien à voir avec le fait de consommer son glycogène. La composante périphérique, musculaire, de la fatigue est normale : quand le muscle n’a plus de substrat, il n’arrive plus à se contracter. Certaines personnes n’en tiennent pas compte et seraient capables de continuer jusqu’à épuisement. Sauf que le cerveau a un système de sécurité : à un moment il cesse d’envoyer de l’influx nerveux aux muscles qui ne peuvent donc plus se contracter, on est forcé de s’arrêter. Quand les gens disent « je ne peux plus faire un pas », ils ne bluffent pas !

Marcher, est-ce bon pour chacun de nous ?

Nous sommes programmés pour marcher. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, il y a quarante mille ans, marchaient en moyenne 20 kilomètres par jour. Notre génome n’a pas changé depuis la fin du paléolithique ; aujourd’hui, on mange davantage (avec une profusion de nourriture enrichie en graisses, sucres raffinés et sel) et on nous recommande de marcher 30 minutes par jour, soit 2,5 kilomètres !

Combien de Français suivent-ils ces recommandations ?

À en croire les réponses aux questionnaires, c’est 55 % des hommes et 45 % des femmes adultes. Mais quand on met des capteurs de mouvement, on constate que ce sont en réalité 30 % des adultes bien portants. Les personnes âgées qui voient moins bien, entendent moins bien, ont une moins bonne coordination, doivent faire attention aux chutes mais quand même marcher : on sait que ne pas avoir d’activité physique est le principal facteur prédictif de la perte d’autonomie. Maintenir la masse et la qualité musculaires, pour les seniors, est le meilleur moyen de rester autonome plus longtemps.

En plus de l’âge, n’y a-t-il pas aussi une question de cadre de vie ?

Les Français les moins actifs sont ceux qui vivent à la campagne : avec la désertification des villages, il n’y a plus de boulangerie, de boucherie, il faut prendre la voiture pour la moindre course. En ville, ça dépend de la taille et de la configuration : il faut au minimum qu’il y ait des trottoirs. Paris est la ville où l’on marche le plus en France, grâce au métro : il faut aller jusqu’aux stations, monter et descendre des escaliers… Non seulement la marche est bonne pour la santé, mais elle l’est aussi du point de vue de l’environnement et du point de vue social. Quand vous marchez, vous pouvez vous arrêter pour demander un renseignement, alors qu’en voiture vous vous faites klaxonner. Tous ces microcontacts – parler au propriétaire d’un chien qui passe, jouer avec un petit enfant… – sont possibles pour le piéton. Les urbanistes s’emploient d’ailleurs à rendre les villes « marchables ». Par exemple, en mettant des bancs tous les trente mètres, on permet aux personnes âgées ou aux malades d’envisager un trajet à pied avec la possibilité de se reposer. Les espaces verts sont aussi très importants dans la conception des quartiers.

L’Observatoire national de l’activité physique et de la sédentarité a étudié dans deux villes, Valence et Clermont-Ferrand, ce qui facilitait ou au contraire empêchait les déplacements à pied. Il y a des facteurs évidents, comme la largeur des trottoirs, et d’autres qui le sont moins : on s’est aperçu que les gens choisissaient non pas le trajet le plus court, mais le plus joli, là où il y a de belles façades, de la verdure. Les trajets où il n’y a rien de sympathique, où c’est plein de voitures, découragent la marche. L’urbanisme a un rôle très important. Il y a des villes comme Grenoble ou Strasbourg où tout est pensé pour donner la priorité aux déplacements actifs : marche ou vélo. Il faut remplacer une contrainte par une habitude : prendre systématiquement l’escalier, par exemple. Malheureusement, l’ascenseur est souvent la première chose qu’on voit, tandis que les escaliers sont planqués et moches !

Sur quoi est fondée la recommandation de santé : 30 minutes de marche, au moins cinq fois par semaine ?

Elle a été calculée à partir de nombreuses études. La première, la Nurses Health Study, remonte à 1999. Cette étude d’une cohorte d’infirmières américaines a montré que les femmes ménopausées qui marchaient au moins 30 minutes par jour cinq fois par semaine, toutes choses égales par ailleurs, voyaient leur risque d’infarctus diminué de 45 %. Jusqu’à la ménopause, les femmes sont protégées des maladies cardiovasculaires par leurs hormones, les œstrogènes. Après la ménopause on voyait le risque cardiovasculaire des femmes augmenter jusqu’à rejoindre celui des hommes. Aujourd’hui, les courbes se rejoignent plus tôt : avec le tabac, l’alcool, le stress au travail, les femmes ont les mêmes comportements à risque que les hommes.

Les recommandations de santé ne sont pas les mêmes pour les enfants : eux doivent marcher une heure par jour, tous les jours ; et, deux fois par semaine, pratiquer des activités impliquant des sauts, bonnes pour la santé osseuse. On fait son pic de masse osseuse dans la période prépubertaire, c’est un capital qu’on gardera toute sa vie.

Pouvez-vous nous détailler cette notion de « pic » de masse osseuse ?

Durant l’enfance, on accumule de la masse osseuse, qui atteint son maximum deux à trois ans après la puberté. Puis elle reste stable chez la femme jusqu’à la ménopause, vers 53 ans en moyenne en France, pour ensuite diminuer. La fragilité osseuse ou ostéoporose intervient vers 70-75 ans chez la femme, et vers 80 ans chez l’homme en moyenne. Le meilleur moyen de prévenir l’ostéoporose post-ménopausique, c’est l’activité physique chez les enfants et les adolescents. La masse osseuse se constitue jusqu’à 18 ans. Plus vous partez de haut, plus vous avez de marge. Ce qui est bon, ce sont toutes les activités qui stimulent l’os, les sauts, les vibrations, les changements de pied comme au football, au tennis, au basket… La natation et le vélo ne servent à rien pour les os, parce que ce sont des activités portées. La marche en elle-même n’a pas d’effet sur la masse osseuse, parce que la pression qui s’exerce en marchant est juste une fois le poids du corps ; pour avoir un effet, il faut au moins deux fois le poids du corps, ce qui est le cas quand on court ou qu’on saute. En revanche, la marche a un effet positif sur la micro-architecture osseuse : certes, le calcium constitue le ciment – la macro-architecture –, mais les travaux actuels montrent que l’agencement des travées osseuses joue aussi sur la résistance de l’os. À même densité osseuse, selon la façon dont les travées sont agencées, l’os est plus ou moins résistant aux contraintes. Les femmes ménopausées qui marchent régulièrement diminuent de 50 % leur risque de fracture du col du fémur. Mieux vaut avoir un comportement préventif !

À quelle vitesse faut-il marcher ?

La réponse est « à bon rythme » : en anglais, on parle de brisk walking. Marcher à un bon rythme, c’est faire du 5 km/h, en moyenne. Cliniquement, cela se traduit ainsi : à ce rythme, vous pouvez discuter mais vous ne pouvez pas chanter. Je ne parle pas de la marche militaire qui est une cadence, inspirez-expirez, mais de chanter de l’opéra ! Un bon marcheur peut tenir à ce rythme cinq heures, six heures, voire plus.

Les compteurs de pas servent-ils à quelque chose ?

Ils comptent les pas et non la vitesse ! En gros, à 5 km/h, vous marchez 6 000 pas en une heure. Tout dépend de la taille : les enfants doivent faire trois pas quand les adultes en font un. Au passage, je voudrais tordre le cou aux fameux « 10 000 pas par jour » qui ne reposent sur aucune étude. Au départ, c’était une démarche marketing lancée au Japon pour vendre un capteur de mouvements. Ils avaient pris 10 000 parce que c’est un chiffre rond facile à retenir. Mais outre que les Japonais sont en moyenne plus petits en taille, on sait aujourd’hui que les recommandations de santé sont très différentes pour les populations asiatiques, caucasiennes et afro-américaines. Par exemple, le tour de taille, la masse musculaire, l’endurance, la force musculaire varient assez fortement en moyenne d’une population à l’autre : c’est lié à l’alimentation, à la culture, à l’histoire, et nous n’avons pas tout à fait les mêmes gènes non plus. Tout ça fait que, si les types de risques sanitaires sont les mêmes, les niveaux diffèrent.

Les effets de la marche sur la santé sont-ils vraiment démontrés ?

Ils sont archi-démontrés. Il y a trente ans qu’on a commencé à connaître les effets bénéfiques de la marche. Mais aujourd’hui on a les résultats des méta-analyses, c’est-à-dire la synthèse des meilleures études sur le plan statistique : les études randomisées (qui intègrent un facteur de hasard), menées sur un groupe de marcheurs et un groupe témoin de non-marcheurs, ainsi que les études de cohortes – on prend des gens en bonne santé et on les suit pendant une quinzaine d’années. On voit la survenue de la mortalité, la survenue d’une maladie cardiovasculaire, d’un cancer, et on regarde les facteurs prédictifs. En travaillant sur les grands nombres, on peut isoler la variable « marche » par rapport à tous les autres facteurs, par exemple la nutrition ou le tabac. Nous disposons aujourd’hui de quinze cohortes multi-pays qui portent en tout sur 300 000 sujets. Plusieurs études sont sorties en 2018. Elles montrent que la marche seule – 30 minutes par jour cinq fois par semaine – en dehors de toute autre activité physique diminue la mortalité de 11 %, toutes causes confondues. Si on marche une heure par jour, on est à 20 % de mortalité en moins, à tout âge inférieur à l’espérance de vie du pays.

Quelles pathologies sont les plus influencées par la marche ?

La marche diminue nettement la mortalité cardiovasculaire, qui est la première cause de mortalité chez les femmes et la deuxième chez les hommes. Elle diminue tous les facteurs de risque cardiovasculaire modifiables : la tension artérielle, le risque de développer un diabète de type 2, le mauvais cholestérol ; le risque de prendre du poids à tous les âges de la vie – marcher ne fait pas maigrir mais réduit en particulier la mauvaise graisse : la graisse abdominale encore appelée masse grasse viscérale. En bref, marcher diminue le risque de développer des maladies cardiovasculaires et donc de mourir de ces maladies.

Chez les personnes âgées – c’est très bien démontré –, ça diminue le vieillissement cognitif physiologique et ça améliore les performances intellectuelles, ça réduit le stress et l’anxiété, ça augmente le bien-être : tout ça est important, en prévention.

Mais il n’y a pas que les pathologies… Les modes de vie modernes mettent particulièrement à mal l’endurance. Chez les enfants, elle a diminué de 20 % depuis trente ans, et ça ne va pas s’arranger avec les écrans.

Alors, quelles sont au fond les préconisations ?

Bougez ! Quand on dit « marchez au moins 30 minutes par jour cinq fois par semaine », sachez que les 30 minutes peuvent être fractionnées : 2 minutes, 5 minutes, 10 minutes à la fois, l’important est d’arriver à 30. Plus vous en faites, mieux c’est, mais il faut savoir que 10 minutes, c’est mieux que rien, cela a déjà des effets mesurables sur la santé. Promener le chien est un bon prétexte pour bouger, des études ont montré que cela augmentait significativement l’activité physique.

Ce qui m’occupe actuellement, c’est d’imaginer comment maintenir l’activité sur la durée, comment changer les comportements sur le long terme. La réponse implique plusieurs facteurs et donc le travail conjoint de plusieurs disciplines : des épidémiologistes, des psychologues, des sociologues, des urbanistes. L’activité évolue en fonction de l’âge, des catégories socio-économiques, des contextes culturels, des politiques publiques, c’est ça qui est passionnant.

Et que pensez-vous de la marche plaisir, qui est très à la mode ?

C’est excellent ! Déjà, si vous n’allez pas fort, sortez, marchez, ça va tout de suite mieux. Je recommande particulièrement la marche nordique, avec des bâtons. C’est bon pour la coordination, ça mobilise aussi les muscles du haut du corps ; on risque moins de tomber en descente, et quand on a des articulations hyperlaxes – trop élastiques –, c’est plus sûr. En outre, on avance plus vite, 8 km/h en moyenne au lieu de 5 km/h, l’avantage est d’autant plus grand du point de vue cardiovasculaire. Quand Churchill disait que le secret de sa longévité c’était « no sport », c’était faux ! Il avait été sportif de haut niveau dans sa jeunesse et, toute sa vie, il a marché plusieurs heures par jour pour réfléchir aux problèmes politiques et trouver des solutions. Farceur, va ! 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

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