« Je pense que pour résoudre nos problèmes environnementaux, il nous faut passer d’une conception où l’on protège la nature parce qu’elle est utile à une conception où on la protège parce qu’elle est inutile. » —  Hayao Miyazaki, Cine Furontosha, juillet 1997

 

Le cinéma de Miyazaki se nourrit depuis ses débuts des multiples pistes ouvertes par son questionnement sur le rapport entre les humains et leur environnement, mais aussi de ses interrogations sur la technologie, parfois médiatrice, et plus souvent prédatrice du monde naturel. Peut-être plus que toute autre œuvre de sa filmo-graphie, Princesse Mononoké porte la trace de cette obsession, puisque la trajectoire même de son héros Ashitaka, qui quitte son village reculé pour arriver à l’industrieux village des Forges après avoir traversé une épaisse forêt primaire, en explicite d’emblée les enjeux. Enclave fortifiée éloignée de la société, les Forges abritent une activité d’extraction de fer, minerai utilisé pour fabriquer des arquebuses qui pourraient permettre, selon Dame Eboshi qui dirige les lieux, de « régenter le monde » et de prendre le pouvoir sur les environs. Cependant, l’énergie pour transformer la matière et produire le métal provient d’une soufflerie actionnée grâce au travail collectif d’un groupe de femmes qui ont trouvé là un refuge, et les armes sont fabriquées à la main par des lépreux condamnés avant cela à vivre dans les marges. En somme, le film nous invite à placer notre regard dans le prolongement de celui d’Ashitaka qui, s’il condamne le projet d’expansion dévastatrice des Forges, voit aussi ce qui le rapproche de ces marginaux retranchés dans leur forteresse et cherche partout la trace d’un autre rapport possible au monde.

On s’accorde à faire l’éloge de l’absence de manichéisme du cinéaste, de l’attention qu’il porte aux antagonistes et à leurs motivations, ou encore de l’originalité de ses récits qui échappent au classique happy ending. Pourtant, on peine à déployer cette même complexité lorsqu’il s’agit d’interroger ce que ses films nous disent des liens de l’humain à la nature, et en particulier du rapport entre technologie et environnement, qui traverse toute sa filmographie. Bien sûr, de nombreuses séquences de Nausicaä de la vallée du vent (1984), du Château dans le ciel (1986), de Mon voisin Totoro (1988) ou de Princesse Mononoké (1997) sont des évocations poétiques et inspirées de divers milieux naturels, en particulier des forêts, qui frappent par leur puissance évocatrice et puisent autant dans un travail de recherche et de documentation visuelle que dans les potentialités graphiques du médium animé. Ces décors, fascinants et parfois quelque peu inquiétants, traversent ensuite des bouleversements brutaux, voire un anéantissement total – ils ne seront ainsi, pour reprendre l’inquiétude de l’héroïne de Princesse Mononoké dans la scène finale, plus jamais les mêmes. Serait-ce alors le « plaisir du carnage » défini par Susan Sontag dans son texte sur le motif de la catastrophe dans le cinéma de science-fiction, « Images du désastre » (1965), qui s’exprime ici ?

 

RÉPARER LE MONDE

 

Cette angoisse de la perte et de la destruction, la sombre mélancolie de San devant l’étrangeté de la végétation éparse qui repousse là où se tenait « sa » forêt disparue, constitue un premier aspect des dichotomies qui nous intéressent : tout se passe comme si coexistaient dans l’œuvre de Miyazaki un attachement féroce à un état antérieur et idéal qu’il faudrait préserver, et le désir irrépressible de tout annihiler pour repartir à zéro. Réparer le monde, porter un regard neuf : beaucoup de personnages de la filmographie du cinéaste en ont le projet, parmi lesquels on trouve aussi bien la figure sacrificielle et rédemptrice de Nausicaä que Fujimoto, le père marginal et farfelu de Ponyo sur la falaise (2008), qui espère guérir l’océan en le restaurant à l’époque du Dévonien et de ses poissons géants. Dans ce film, c’est la magie, souvent présentée par Miyazaki comme un équivalent de la technologie, qui permet de produire une forme de catharsis : l’inondation, la submersion du monde, offre la possibilité de revenir au passé de l’humanité, de la laver des affronts qui lui ont été faits. Il ne s’agit pas simplement de donner des propriétés salvatrices à un élément naturel, puisque la destruction par le feu est chez Miyazaki, à l’inverse, synonyme de terreur ; pourtant, on s’interroge sur le tour de passe-passe digne d’un conte de fées qui conclut finalement l’aventure. Et si la fin joyeuse de Ponyo était une manière de fuir devant la résolution impossible de la catastrophe imminente ?

Toutefois, on peut aussi changer de focale et imaginer que l’horizon de ces films n’est pas tant de chercher un moyen d’éviter le désastre – il a déjà eu lieu, par le passé et de nombreuses fois – mais plutôt de nous inviter à réfléchir aux moyens à notre disposition et à notre participation, si l’on peut dire, à cette destruction ou à son évitement. De ce point de vue, le livre The Anime Machine (2009) du chercheur canadien Thomas Lamarre, l’un des premiers universitaires à avoir écrit sur le sujet, éclaire bien les représentations de la technologie dans le cinéma de Miyazaki. Selon lui, « Nausicaä et Le Château dans le ciel offrent une vision particulièrement pessimiste de la techno-logie moderne [...]. Pourtant Miyazaki cherche aussi à façonner un autre monde possible, qui utiliserait la technologie différemment. De fait, son animation est conçue pour proposer l’expérience d’un autre rapport à la technologie. » C’est donc le médium lui-même qui offre une piste de remédiation : on pense par exemple, dans Nausicaä, au soin visuel apporté aux mouvements du planeur de l’héroïne, qui rend sensible par le travail même de l’animation l’énergie du vent et la capacité d’un objet technique à se plier aux lois du monde naturel, au lieu de chercher à l’exploiter.

 

Changement de paradigme

 

Pour Sontag, les films de science-fiction se caractérisent par le recours à une dualité entre bons et mauvais usages de la science, ce qui produit selon elle un discours fortement moraliste. On peut trouver de nombreux exemples de la façon dont cette opposition s’exprime dans le cinéma de Miyazaki, de la course pour s’emparer du pouvoir détenu par Laputa dans Le Château dans le ciel au conflit bien réel que se livrent les magiciens des différentes contrées du Château ambulant (2003). Son œuvre est peuplée de machines de guerre, d’équipements militaires et des conflits armés qui les accompagnent. Qu’est-ce qui, dans ce cas, viendrait distinguer le cinéma de Miyazaki d’un film catastrophe hollywoodien, dépourvu, selon Sontag, de la possibilité de porter une critique sociale du fait même de son dispositif ? La réponse se trouve peut-être dans ce que la penseuse appelle la « vision technologique », expression désignant la manière dont les films de science-fiction invitent à concevoir la destruction et la violence de façon froide et esthétisée, en rendant les personnages dépendants des solutions techniques qui seules peuvent les sauver du désastre. À l’inverse, chez Miyazaki, la résolution narrative se trouve dans un changement de paradigme dans l’usage de la techno-logie comme voie vers la désescalade des conflits : ce sont San et Ashitaka qui rendent son intégrité au Dieu-Cerf décapité, Nausicaä qui offre son corps pour apaiser la colère des ōmus attaqués, Sōsuke qui promet d’aimer Ponyo et de l’accueillir dans le monde des humains.

Pour prolonger cette idée, on pourrait réfléchir à la façon dont les films de Miyazaki fonctionnent bien souvent comme un manuel de survie à la catastrophe et un répertoire de petits gestes du quotidien. Qu’il s’agisse de préparer un repas sans électricité dans Ponyo sur la falaise, de construire un brancard de fortune dans Le vent se lève (2012), ou de réparer un avion avec les moyens du bord dans Porco Rosso (1992), le bricolage et l’effort collectif apparaissent comme des remèdes aux liens devenus pathologiques entre environnement et technologie. Une scène du Voyage de Chihiro (2001), film qui a pu être lu par certains comme une allégorie du monde du travail et de son aliénation, illustre pleinement cette idée : pour que notre relation au monde puisse être libératrice, il faut qu’elle émane d’un mouvement collectif, telle la file d’employés des bains tirant sur une corde pour ramener le dieu putride à son entité originelle d’esprit de la rivière. Ainsi, on pourrait dire que chez Miyazaki ce qui répare le monde et renverse les rapports de domination entre environnement naturel et technologie humaine passe par la restauration de la communauté et d’une vision partagée. Pour autant, ces scènes ne constituent que rarement la fin des films, tout au plus un passage : leur irrésolution laisse en suspens la question de la capacité de l’humanité à se saisir de cette opportunité, mettant en lumière le mélange d’idéalisme et de pessimisme qui caractérise l’œuvre du cinéaste. 

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