« (Enfant,) j’exprimais mon propre désir de puissance en dessinant des avions au nez fin et pointu et des navires de guerre avec d’énormes canons. J’étais fasciné par le courage de ces marins qui, alors que leurs bateaux en flammes coulaient, tiraient jusqu’au bout sur l’ennemi. (…) Je n’ai compris que bien plus tard que ces hommes voulaient en réalité désespérément vivre et avaient été forcés de mourir en vain. » — Hayao Miyazaki, Gekkan Animēshon, juillet 1980

 

« Les Américains font leurs films comme ils sont : une fois les ennemis définis, ils n’ont aucun souci à les éliminer indéfiniment. Le Seigneur des anneaux en est le parfait exemple. On y tue sans distinguer les militaires des civils. Et quand on connaît le livre, on comprend aisément que ceux qui sont tués sont les Africains et les Asiatiques. Ceux qui ne veulent pas voir cela sous prétexte que c’est de la fantasy sont des idiots. »

Quand ces propos de Miyazaki refont surface en 2022, ils ne manquent pas de provoquer la colère de la « communauté de l’anneau », occultant qu’ils s’inscrivent dans la logique pacifiste du cinéaste, qui est pourtant unanimement encensée. La condamnation de la guerre s’est toujours accompagnée chez Miyazaki d’une dénonciation de l’impérialisme américain : de son soutien au début des années 1960 aux manifestations contre l’Anpo – le traité qui permettait aux États-Unis de conserver leurs bases militaires au Japon après-guerre – jusqu’à son refus, en 2003, d’aller dans « un pays qui bombarde l’Irak » pour y recevoir un Oscar.

Rien d’étonnant à ces positions quand on sait que les premiers souvenirs de l’artiste sont des images du bombardement américain sur la ville d’Utsunomiya, que sa famille a dû évacuer en 1944 alors qu’il n’avait que 3 ans. Les Miyazaki participaient pleinement à l’effort de guerre : son oncle dirigeait une usine d’avions, créée par le père de l’artiste, qui s’était engagé dans l’armée impériale (avant d’être réformé). Mais on aurait tort de prendre ce positionnement comme le signe d’une idéologie nationaliste. En 2013, en relatant la vie de l’ingénieur Jirō Horikoshi, l’inventeur des « chasseurs Zéro », dans Le vent se lève, Miyazaki s’attire les foudres de l’extrême droite pour avoir mis en scène des images de bombardements sur des civils chinois. L’image est furtive, à la fin du film, mais frappe un pays en pleine interrogation sur sa remilitarisation. La politique révisionniste de Shinzō Abe, alors au pouvoir, est ciblée de manière précise quand un opposant au nazisme, lecteur de Thomas Mann, égrène dans le film tout ce que le régime souhaite occulter : « La guerre contre la Chine, on oublie. L’État fantoche en Mandchourie, on oublie. Le retrait de la Société des nations, on oublie. Faire du monde entier son ennemi, on oublie. » En entretien, l’artiste attaque de manière directe les positions du Parti libéral-démocrate de Shinzō Abe, soulignant la nécessité pour son pays d’exprimer des remords pour ses crimes en Chine. Alors même que le gouvernement conservateur expurge les manuels scolaires, le cinéaste affirme ainsi que « c’est le devoir des hommes politiques, même si beaucoup souhaiteraient oublier ce passé ».

 

Une radicale condamnation

 

À l’aune de ces déclarations, toute la filmographie de Miyazaki apparaît d’une cohérence totale dans sa radicale condamnation de la guerre : dès Conan, le fils du futur (1978), sa première œuvre télévisuelle en tant que réalisateur, la guerre apporte la destruction de l’humanité et laisse un univers désolé, où seule l’enfance redonne un peu d’espoir. Dans Nausicaä de la vallée du vent (1984), l’héroïne apporte une solution pacifique au conflit qui oppose les survivants d’un monde également déjà détruit par les armes que l’humanité a créées. Son optimisme et sa compassion démasquent les profiteurs de guerre, y compris ceux qui se cachent sous le prétexte de sa nécessité pour arriver à la paix. On touche là un point central du regard que porte Miyazaki sur les conflits armés : l’impossibilité de leur justification. La guerre implique une certitude morale, la construction d’un ennemi que l’on se donne des raisons d’éradiquer… Un mode de réflexion étranger à l’imaginaire miyazakien, et qui l’oppose justement à Tolkien et à son héritage chrétien.

Impossible pour Miyazaki d’imaginer un conflit où un camp aurait le bien ou Dieu de son côté, et donc l’idée d’une « guerre juste », formule théorisée par saint Thomas d’Aquin ou saint Augustin. Le cinéma de Miyazaki présente à l’inverse les raisons de la guerre de façon très pragmatique : de manière facétieuse dans Le Château de Cagliostro (1979), où Lupin remonte la piste d’une fausse monnaie et comprend qu’elle est responsable d’innombrables conflits à travers l’histoire (y compris les guerres napoléoniennes). De manière plus réaliste, dans Le vent se lève, quand Jirō se rend compte que si l’on finance ses avions, c’est uniquement parce qu’on les considère comme des armes… et que les armes sont faites pour faire la guerre. Lors de son séjour en Allemagne, ce personnage assiste à l’achat de bombardiers par une délégation japonaise. Il s’exclame alors : « Mais contre qui va-t-on faire la guerre ? » « L’Amérique sans doute », lui répond-on. Ce qui sous-entend que l’ennemi n’a, en fait, pas d’importance : tout ce qui compte ici, c’est le déclenchement d’un conflit pour justifier l’investissement dans la fabrication d’armes, qui va relancer l’économie du pays.

Le réalisateur questionne tout de même l’absolu de la condamnation de la guerre dans un film, Porco Rosso (1992) : son héros, qui refuse de combattre, fait face à un dilemme quand il prend conscience de la montée du fascisme en Italie et de l’imminence d’une confrontation. Le personnage comme le cinéaste font alors un pas de côté et préfèrent lutter par l’imaginaire et le rêve plutôt que par les armes, sans nier la nécessité de combattre Mussolini. Ainsi, le cinéma de Miyazaki ne cesse de nous rappeler, en particulier face à des studios hollywoodiens prompts à écrire l’histoire sous cette idéologie, qu’il n’y a pas de « guerre juste », juste la guerre. 

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