« Les problèmes débutent dès le moment de notre naissance. Nous sommes nés avec d’infinies possibilités, auxquelles il nous faut renoncer les unes après les autres. Choisir quelque chose, c’est en abandonner une autre. C’est inévitable. Que voulez-vous ? C’est ce que signifie vivre. »  — Hayao Miyazaki, dans le documentaire de Mami Sunada Yume to kyōki no ōkoku (Le Royaume des rêves et de la folie), 2013

 

Depuis Mon voisin Totoro (1988) jusqu’à Ponyo sur la falaise (2008), en passant par Le Voyage de Chihiro (2001) et Le Château ambulant (2004), Hayao Miyazaki explore avec poésie la délicate transition qu’est la sortie de l’enfance. Avec le cinéaste japonais, quitter l’enfance, c’est se confronter à la fin d’un monde, c’est affronter ses cauchemars, c’est risquer de se perdre, c’est avoir la bouche cousue, c’est éprouver l’angoisse, mais c’est aussi avancer vers un territoire inconnu en consentant à une rencontre nouvelle. À travers la dimension du voyage, celui de Chihiro confrontée à l’étrange effacement de l’image de son corps à la frontière du monde des esprits, celui aussi de Sophie dans Le Château ambulant, celui de Kiki sur son balai qui lui désobéit ou celui de Mei dans Mon voison Totoro, Hayao Miyazaki parle de la métamorphose subjective qui survient au sortir de l’enfance. Il traite de cette traversée du miroir constitutive de l’expérience de l’inquiétante étrangeté à laquelle nous confronte la fin de l’enfance. Ce cheminement de l’enfance vers le futur de l’existence implique un consentement à la perte et à la séparation d’avec un monde premier, d’avec quelque chose de son corps aussi. Le Voyage de Chihiro et Le Château ambulant représentent à cet égard des points d’acmé dans l’œuvre du cinéaste.

 

Disparition et métamorphose

 

« L’histoire de l’étrange disparition de Sen Chihiro » – pour reprendre le titre original – est celle d’une petite fille qui disparaît aux yeux de ses parents. Mais c’est aussi l’histoire de l’angoisse qui saisit l’enfant sentant sa propre enfance disparaître, son monde premier se défaire, ses certitudes s’évaporer, son corps se transformer. Le monde des fantômes et des esprits, des sans-noms et des sans-visages, est celui vers lequel la petite fille doit s’avancer, consentant à suivre le seul être qui reconnaisse son angoisse, le jeune Aku. Ce moment de la sortie de l’enfance, qui est aussi un point de bascule, le cinéaste l’explore à travers l’événement du changement de lieu, de maison ou d’école, comme à travers l’exil et la nécessaire séparation d’avec le monde d’avant. Chihiro se laisse conduire en voiture là où l’emmènent ses parents, mais son corps est resté ailleurs, ses pensées aussi – auprès du lieu de son enfance dont ce voyage la sépare. Elle rêve, et s’absente.

L’entrée dans le monde de l’adolescence, n’est-ce pas aussi la rencontre de la sexualité, de la découverte d’un corps qui ne ressemble plus à celui qui m’était familier, de l’exposition à un registre pulsionnel jusque-là resté silencieux ? N’est-ce pas l’affrontement à une expérience qui me confrontera aussi à l’absence de réponse et à une forme de solitude ? Découvrant la métamorphose de ses parents en cochons, Chihiro rencontre l’angoisse. « Papa, maman ! Répondez-moi ! » Mais plus aucun mot ne sort de leur bouche, réduits qu’ils sont à l’état de porcs. Chihiro n’a plus le choix. Elle fait bien l’épreuve de l’absence de réponse de l’Autre. Et pourtant, il lui faut s’en sortir. Il lui faut avancer. Il lui faut vivre. Le monde de la sorcière Yubaba, vieille magicienne à la voix autoritaire, est celui où elle perdra les lettres de son nom et où elle devra accomplir un parcours, surmonter des épreuves pour trouver sa place. L’Autre sans visage auquel elle a pu s’affronter deviendra peu à peu inoffensif, la suivant comme un fantôme d’elle-même. Lorsque Chihiro parviendra à retrouver le souvenir effacé, le trauma à l’origine de son histoire – quand, petite, elle était tombée dans la rivière et que ses parents avaient failli la perdre –, la mue pourra opérer. C’est grâce à cette réminiscence qu’elle pourra traverser son identification à l’enfant perdue.

 

Sortilège

 

Sophie, elle, n’est plus une enfant lorsque commence l’histoire du Château ambulant, mais c’est pourtant une fille restée fidèle à son enfance, ayant fait le choix de ne pas faire sa vie et de reprendre seule la boutique de chapeaux de ses parents. « Fixité à un élément du passé », aurait dit Freud… Ses cheveux déjà grisonnants viennent signaler cette vie qui s’achève avant d’avoir été vécue. Mais la rencontre avec le magicien Hauru, qui la fait littéralement monter au septième ciel, la réveille. Quelque chose s’est passé en son corps.

Telle une petite fille bien sage obéissant au programme de son destin inconscient, Sophie retourne pourtant dans sa petite boutique de chapeaux. Le sortilège qui, en une nuit, la transforme en vieille dame ne va-t-il pas la conduire à une traversée subjective ? Ne vient-il pas signifier ce qu’elle était devenue, une mamie qui a encore toutes ses dents, mais qui a tourné le dos au monde ? Ne vient-il pas dire sa fidélité à un pacte mystérieux, celui de renoncer à tout désir au nom de son identification à la fille aînée qui doit poursuivre la tradition familiale, quitte à oublier sa propre vie ? Tu seras celle qui reprendras la boutique de chapeaux.

À travers le sortilège de Sophie, le cinéaste nous montre que, pour sortir de l’enfance, le sujet doit consentir à quitter une place. Il doit se défaire des pactes silencieux qui conduisent à renoncer à la rencontre. Comme Chihiro, Sophie ne pourra venir à bout de ce sortilège qu’en consentant à ce voyage au pays de l’inquiétante étrangeté. Elle ne pourra traverser le temps, se retrouver ailleurs dans le futur, qu’en retombant en enfance, comme on tombe dans un trou, et en affrontant cet obscur choix qu’elle a fait, soumise à ce que Lacan nommait « l’obscure autorité » d’un « dit premier ». Tu seras celle qui ne bougeras pas d’ici.

 

Traversée

 

Comme Chihiro, comme Sophie, comme la petite Mei dans Mon voisin Totoro, qui elle aussi s’est égarée dans la forêt en n’ayant pas vu le temps passer, n’avons-nous pas tous été des enfants qui, un jour, se sont perdus quelque part, confrontés à une étrange malédiction, à l’obscure autorité d’une voix, aux effets d’un sortilège qui nous a réduits au silence ? Comme les héroïnes du cinéaste, n’avons-nous pas dû franchir le point d’angoisse pour continuer à avancer dans notre existence ? Lorsqu’on a perdu son nom, pour pouvoir se dire à nouveau, il faut aussi consentir à la rencontre, ne pas céder à l’angoisse, et s’ouvrir à la contingence. Hayao Miyazaki, poète de la métamorphose et des sortilèges, sait dire -combien la sortie de l’enfance est pour chacun une traversée. Il sait dire -combien la rencontre avec une parole, un être, un désir autre, est fondatrice de cette épopée. Si nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses, comme l’écrivait René Char, nous sommes invités par Hayao Miyazaki à les retrouver, ces métamorphoses, à les explorer et à en déchiffrer le mystère. 

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