Quand j’étais enfant, je me suis souvent demandé si je n’étais pas né par erreur. J’avais failli mourir d’une maladie, et mes parents me répétaient souvent : « Nous avons traversé des temps difficiles avec toi. » Je m’en voulais : « Je leur ai causé tellement d’ennuis… » n’arrêtais-je pas de me dire, et j’avais du mal à supporter mon angoisse. Je ne peux donc pas dire que j’ai eu une enfance heureuse, à laquelle je repense avec nostalgie.

Je passais pour un « bon garçon », celui de mes frères qui était le plus obéissant et le plus gentil. Quand, un jour, j’ai pris conscience que je n’avais fait que me conformer aux attentes de mes parents, j’en ai été tellement blessé que j’ai eu envie de hurler d’humiliation. Je me souviens très bien d’avoir découvert la beauté pour la première fois dans les yeux ronds de la cigale, ou de m’être étonné que les extrémités des pattes des écrevisses soient pareilles à des ciseaux. Mais j’ai effacé de ma mémoire la façon dont je pouvais interagir avec les autres. Je faisais pourtant bonne figure quand j’étais avec mes amis, je paraissais plutôt joyeux parmi eux. Seulement, en moi, il n’y avait qu’un petit garçon craintif, dévoré par -l’anxiété et la peur.

Heureusement, les mangas d’Osamu Tezuka étaient une source d’encouragement pour le garçon inquiet que j’étais. Il me paraissait si bien connaître les secrets du monde. Je fais partie de cette génération qui, à l’âge de six ou sept ans, a découvert à sa sortie son manga La Nouvelle Île au trésor. Nous avons tous été fortement marqués par cette lecture. C’est la seule façon d’expliquer pourquoi tant de personnes impliquées dans le cinéma d’animation sont nées en 1941 et 1942 !

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Autrefois, ce qui nous importait le plus, à nous, les enfants, c’était de savoir comment se débrouiller pour subtiliser aux autres leurs cartes Menko1. Je dis tout cela sans nostalgie. Celui qui était doué pour attraper de grosses libellules était bien plus respecté par les autres enfants que celui qui avait de bonnes notes à l’école. Et, entre les deux, il y avait même une place pour quelqu’un comme moi, de timide, d’emprunté et de seulement bon à dessiner des mangas. Pleins de l’énergie du soleil levant, les enfants laissés seuls pouvaient se livrer à plein de bêtises. Nous vivions alors dans notre propre monde, à l’écart de la société des adultes.

À présent, nous avons détruit tout cela. Dès la première diffusion d’Ultraman2, les enfants ont commencé à penser que l’univers de la télévision était bien plus attrayant que le monde réel. Pour cette génération Ultraman, il n’y avait rien de mieux au monde qu’Ultraman ! Et cette tendance s’est poursuivie jusqu’à la jeunesse d’aujourd’hui. Dans le même temps, tout ce qui pouvait contribuer aux valeurs des enfants n’a fait que s’émousser. Ce n’est pas uniquement la faute du ministère de l’Éducation nationale, mais celle de la société tout entière, qui n’a plus rien d’autre à proposer comme horizon que cette seule ambition : « Calcule tout selon les profits et les pertes. »

Les enfants d’aujourd’hui n’ont rien fait de mal, alors pourquoi leur a-t-on légué un monde aussi sinistre ? Tout ce qui me préoccupe désormais, c’est de savoir ce que nous devons faire en tant qu’adultes. Ce que je dois faire en tant que père.

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Si des gosses se mettent un jour à prendre des couteaux pour poignarder des gens, c’est parce qu’ils n’arrivent pas à -commencer à vivre leur propre vie. Ils en sont incapables. Ils sont à l’âge où ils devraient le faire, mais ils ignorent comment s’y prendre. Parce qu’ils n’ont aucun moyen de s’accomplir et de devenir qui ils pourraient être, ils se résignent à être violents, envers eux-mêmes ou envers les autres. Ce phénomène patho-logique est devenu extrêmement sérieux. Seulement je crois qu’avant de les enfermer dans une boîte « bons » ou « mauvais », il faudrait d’abord s’attacher à leur offrir la possibilité de vivre pleinement leur vie.

J’ai un fantasme : j’aimerais qu’on me laisse mener une expérience dans un espace grand comme trois écoles primaires. Au niveau de la maternelle, je n’enseignerais ni à lire ni à écrire. À la place, les adultes se serviraient de toute leur sagesse à bon escient pour créer un lieu que tout le monde aime, si bien que personne ne voudrait rentrer chez soi. Et nous n’y montrerions pas de vidéos comme Mon- -voisin Totoro ! Nous inventerions aussi des écoles élémentaires où l’on s’amuserait beaucoup. Pas des écoles du genre où l’on enseigne les tables de multiplication dès le CE1, non. Même si vous n’apprenez pas ce genre de leçons au primaire, vous aurez tout le temps de vous rattraper au collège.

Je ferais aussi en sorte que les enfants apprennent à -comprendre leurs côtés sombres. Ils doivent être autorisés à se battre. Ils doivent faire l’expérience de l’humiliation.

Laissez-moi mener cette expérience pendant dix ans. Si tout se passe bien, elle pourra être étendue à l’ensemble du Japon. Mais, dans tous les cas, il est clair que nous devons changer fondamentalement notre approche de l’éducation.

Quel rôle ai-je à jouer, moi, dans cette évolution ? J’aimerais, je crois, raconter l’histoire d’un enfant qui n’arrive pas à commencer le voyage, à commencer de vivre ; l’histoire d’un enfant qui ne peut pas commencer, mais qui pourtant le doit, et qui va surmonter toutes sortes d’adversités. Je voudrais créer un divertissement qui aidera tous ces enfants qui ne savent pas comment commencer à s’identifier à cette -histoire pour qu’elle devienne la leur. 

1. Cartes à jouer en carton, ancêtres des cartes à collectionner actuelles.

2. Série populaire apparue sur les écrans japonais en 1966.

 

Traduction LOUIS ROZIER

Hayao Miyazaki, Orikaeshiten 1997-2008. Publié au Japon par Iwanami Shoten, Publishers. © Studio Ghibli, 2008

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