L’enfance de Miyazaki est-elle une bonne clé pour entrer dans son œuvre ?

Bien sûr, elle est déterminante. Miyazaki naît en 1941 et a donc connu l’expérience de l’après-guerre. Son père participe d’ailleurs à l’effort de guerre, puisqu’il dirige une entreprise aéronautique qui construit une partie des avions de chasse de type Zéro, engins qui furent notamment utilisés par les kamikazes. Ceci explique en partie pourquoi le motif aérien est si présent dans les films de Miyazaki, cette idée que l’envol est possible, qu’on n’est pas condamné à rester au sol. Mais la guerre, c’est aussi la peur des bombardements, de la destruction, puis le traumatisme de la défaite. Cette mémoire du conflit sera très présente dans ses premiers films, de Nausicaä à Porco Rosso, en passant par Le Château dans le ciel. On y voit aussi en filigrane l’angoisse de la contamination nucléaire, qui annonce la place capitale que prendra ensuite dans son œuvre et son discours la question écologique.

 

Pourquoi met-il surtout en scène des jeunes filles ? Est-ce pour fuir la tentation autobiographique ?

La plupart de ses personnages sont des jeunes filles, c’est vrai, mais c’est un choix qui relève à la fois des conventions de l’animation japonaise et, je pense, d’une certaine fétichisation de celles-ci – un motif très nippon, auquel Miyazaki n’a pas échappé. Songez, dix ans après Nausicaä, au Ghost in the Shell de Mamoru Oshii, par exemple, ou plus tard encore au Paprika de Satoshi Kon. Mais il faut tout de même ajouter deux bémols à ce constat : d’abord, les jeunes filles dessinées par Miyazaki s’inscrivent dans une œuvre relativement chaste, portée avant tout par une puissante quête romantique. Et, à ses débuts dans l’animation, le réalisateur s’est d’abord employé à adapter des récits d’aventure mettant en scène de jeunes garçons – qui font d’ailleurs leur retour dans des films plus récents, tels que Ponyo et Le Garçon et le Héron.

 

Comment s’est-il lancé dans l’animation ?

Miyazaki a très tôt commencé à dessiner, se rêvant d’abord en mangaka avant de découvrir l’animation. Il rejoint au début des années 1960 le studio Toei, qui est encore aujourd’hui le plus important au Japon dans le domaine de la production cinéma-tographique. Il y fait la rencontre d’Isao Takahata. Ensemble, ils vont y travailler une dizaine d’années, comme chefs d’animation ou dessinateurs, sur des récits souvent adaptés d’histoires européennes, comme Heidi, L’Île au trésor, Le Chat botté ou encore Horus, prince du soleil. Mais Miyazaki et Takahata sont aussi partie prenante des évolutions du Japon de leur époque : hommes de gauche, ils réussissent à créer un syndicat pour tenter d’améliorer les conditions de travail au sein du studio. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, une décennie plus tard, ils choisiront de fonder ensemble les studios Ghibli, afin de créer un lieu de travail dans lequel les artisans et les créateurs seraient correctement payés et bénéficieraient d’une certaine sécurité de l’emploi, ce qui était loin d’être la norme dans le monde de l’animation.

 

Qui sont les grands modèles de Miyazaki ?

Ils ne sont pas si nombreux. Dans le monde de l’animation, il y a inévitablement Disney d’un côté et, de l’autre, Osamu Tezuka, le grand maître du manga. D’ailleurs, les premiers films sur lesquels travaille Miyazaki chez Toei sont encore très proches de ces deux univers. Progressivement, toutefois, il va s’affranchir de cette influence pour gagner en liberté et en singularité. Dans le dessin, ses personnages notamment ne ressemblent à aucun autre : ils mêlent des traits réalistes, proches des canons occidentaux, et un art du geste, du mouvement des corps, très japonais. Au niveau des thèmes, ensuite : à partir des années 1980 et de la fondation de Ghibli, il va s’aventurer dans des univers, là aussi, plus typiquement japonais, peuplés de démons et d’esprits habitant les forêts.

 

Pense-t-il alors à sa réception en Occident ?

Je ne crois pas que Miyazaki ait jamais fait de films en cherchant à plaire à l’Occident. Et il n’a jamais eu à le faire, car le succès de Ghibli est venu très vite au Japon, et avec lui une forme d’indépendance. N’ayant pas eu à pratiquer le compromis pour connaître le succès, il s’est plus volontiers reposé, pour le développement du studio à l’étranger, sur le savoir-faire du producteur Toshio Suzuki, le président historique de Ghibli. Pour autant, il ne cache pas ce qu’il doit à l’Occident, notamment à l’influence de certaines productions françaises.

 

Lesquelles ?

En premier lieu, Le Roi et l’Oiseau, film d’animation de Paul Grimault, qu’il voit à sa sortie en 1980 et qui le marque profondément. Puis, un peu plus tard, la découverte des œuvres du dessinateur Jean Giraud, alias Moebius, avec ses mondes fantastiques et ses machines volantes qui vont l’inspirer, en particulier Arzak -l’Arpenteur. On retrouve d’ailleurs des clins d’œil à ces deux influences dans Le Garçon et le Héron.

 

Que faut-il connaître du Japon pour comprendre les œuvres de Miyazaki ?

D’abord, il faut souligner que la grande puissance de cette œuvre est qu’on peut l’apprécier sans être familier du contexte japonais. Miyazaki se situe, de ce point de vue, dans la lignée des grands cinéastes nippons, tels Kenji Mizoguchi et Yasujirō Ozu, et bien entendu Akira Kurosawa, qui admirait le travail de Miyazaki. Mais il est vrai qu’à partir de Mon voisin Totoro notamment, il introduit dans ses films des éléments qui relèvent du shintoïsme, cette religion historique du Japon, qui date d’avant l’arrivée des missionnaires chrétiens, d’avant même l’arrivée du bouddhisme. Dans le shintoïsme, tout est divinité : la montagne comme la rivière, les pierres comme les animaux… Chaque élément naturel peut cacher une part d’inattendu, se réveiller, se manifester. Il y a cette idée que les enfants peuvent le percevoir plus facilement que les adultes, et s’en amuser. C’est ce qu’on retrouve, de façon joyeuse dans Totoro, plus ambiguë dans Ponyo sur la falaise, voire parfois de manière terrifiante, comme dans Le Voyage de Chihiro. Mais c’est encore avec Princesse Mononoké, qui marque la découverte médiatique de Miyazaki en France, que cette exploration de l’animisme est la plus éclatante.

 

Ses films parlent-ils également de la société nippone ?

Je le crois. Ses personnages adultes sont souvent modestes : mécaniciens, enseignants ou gardes-côtes, ils appartiennent à la classe ouvrière ou à la classe moyenne. Ils témoignent de la sympathie sociale du réalisateur pour le monde des travailleurs. A contrario, il met en scène dans Le Voyage de Chihiro le personnage du Sans-Visage, une créature monstrueuse prête à tout engloutir, et qui veut échanger de l’attention contre des pièces d’or. J’y vois une allusion aux années 1980, quand la bulle financière a rendu le Japon si riche qu’il ne savait quoi faire de sa fortune et que le pays s’est noyé dans l’appétit de l’argent, de la consommation et du plaisir facile. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ce monstre apparaît dans un onsen, un bain thermal – le lieu préféré des Japonais –, qui va se trouver corrompu par cette richesse inattendue. Chihiro tient du cauchemar pour les Japonais, et pour Miyazaki, c’est un véritable film politique. Pourtant, malgré le succès incroyable de ses films au Japon, et le caractère incisif de ses discours publics, il n’a jamais eu un écho très fort auprès des cercles politiques. Cela est dû au système japonais, où le même parti n’a quasiment jamais lâché le pouvoir depuis soixante-dix ans et où la société civile est très absente des débats politiques.

 

La morale est souvent complexe dans ses films. Quelles sont les principales valeurs que met en avant Miyazaki ?

Des valeurs historiquement inscrites dans la culture japonaise : le sens de ce qui apparaît juste et équitable, la responsabilité et le devoir, l’attention à la communauté, au voisinage, aux aînés notamment. Ce sont des notions très claires, qu’il transpose y compris dans des récits de science-fiction, mais qui relèvent véritablement du patrimoine nippon. On les retrouve en particulier dans les vieux contes traditionnels ou dans les films de samouraïs. Je ne dirais pas pour autant que son œuvre cultive la nostalgie. Il y a cependant sans doute chez lui la volonté, quasi expérimentale, de projeter dans la modernité un Japon plus traditionnel, d’accorder ces deux visions par la grâce du cinéma.

 

Est-il juste d’en faire un Walt Disney japonais ?

C’est une comparaison tentante, mais qui cache des différences bien trop fortes. D’abord, Miyazaki est resté un artiste et un artisan jusqu’au bout : il a continué de dessiner, de diriger ses équipes, de réaliser des films, au contraire de Disney. Ensuite, sur le volet commercial, il n’a pas souhaité fonder avec Ghibli un empire comparable à celui de Disney. Avec Takahata et Suzuki, ils se sont mis d’accord pour ouvrir un musée Ghibli, près de Tokyo, et, plus récemment, un parc d’attractions Ghibli, dans la région de Nagoya, mais ce n’est pas Disneyland ! Il n’y a pas de montagnes russes, mais des décors, des maisons inspirées de ses films, qui invitent à se promener dans son univers. Même s’il y a bien, à la fin, des boutiques de souvenirs Ghibli…

 

Miyazaki a-t-il des héritiers ?

Plusieurs réalisateurs contemporains ont été très marqués par ses films et plus largement par la patte Ghibli. Je pense à Makoto Shinkai, l’auteur des Enfants du temps et de Suzume. Ou encore à Mamoru Hosoda, passé par Ghibli avant de s’en distancier, mais chez lequel on retrouve ici et là l’influence, dans des films comme La Traversée du temps ou Les Enfants loups, Ame et Yuki. Leurs films n’existeraient sans doute pas sans l’exemple de Miyazaki.

 

Fait-il figure de « trésor national » au Japon ?

Oui, du fait de sa carrière et du succès incroyable que ses films ont rencontré. Mais si Le Garçon et le Héron a provoqué l’événement cet été, beaucoup de choses ont changé depuis dix ans et la sortie de son film précédent, Le Vent se lève. Les plus jeunes n’ont plus le même rapport au cinéma, séduits, il est vrai, par un nouvel âge d’or des séries animées. Le raz de marée n’a pas été aussi fort qu’escompté, ce qui a pu donner l’idée que Miyazaki était encore populaire chez les parents et les grands-parents, un peu par nostalgie de l’enfance, mais qu’il n’était plus aussi incontournable pour les jeunes générations.

 

Le Garçon et le Héron sera-t-il son dernier film ?

Je le souhaite, du moins pour les longs métrages. Il y a quelque chose de très conclusif dans l’ultime plan du film, qui me semblerait devoir clore une part de sa carrière. Seulement, Miyazaki nous a appris à se méfier de sa parole… 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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