Je me suis rendu au Japon quelques années après avoir vu les premiers longs métrages de Hayao Miyazaki, et je me suis aperçu alors que l’atmosphère si particulière de ce pays était inscrite dans ma mémoire, avant même de m’y rendre. L’univers du cinéaste, indissociable de la culture nippone, était parvenu à traduire ce sentiment indéfinissable que l’on éprouve en visitant l’archipel. Je me souviens notamment de cette fin d’après-midi dans la pénombre de la bambouseraie d’Arashiyama à Kyoto. Le lieu était désert, la nuit tombante avait fait fuir les touristes, la lumière était étrange. Sous une pluie fine, au détour du chemin de terre, j’étais arrivé devant un passage à niveau, élément inattendu dans un tel lieu. Les barrières s’étaient fermées dans un cliquetis accompagné de petits flashs jaunes, les lumières rassurantes d’un train étaient apparues dans la nuit, la locomotive en passant soulevait l’air tiède et faisait danser les arbres. L’ambiance, les détails, les couleurs, les sensations, tout cela était si proche de certaines séquences des films de Miyazaki que je n’aurais pas été surpris de voir apparaître Totoro ou le chat-bus. La singularité de l’œuvre du cinéaste s’exprime dans les méandres de ce monde parallèle, si vivant, hérité de la mythologie shinto, la religion originelle du pays, dont l’essence reste énigmatique pour les Occidentaux – comme parfois pour les Japonais eux-mêmes (questionnez--les sur les kami, ces divinités insaisissables, et vous constaterez leur embarras). Le titre original du Voyage de Chihiro est d’ailleurs explicite puisqu’on y retrouve le terme de kamikakushi, qui peut se traduire par « caché par les esprits ».

Lorsqu’on connaît la -technique complexe et contraignante du cinéma d’animation, le génie de Miyazaki prend encore plus de relief ; autant la bande dessinée, par son système très direct – un auteur, une feuille, des pinceaux – -permet de s’exprimer sans perdre l’essence de son propos, autant les contraintes de production du cinéma laissent s’échapper à chaque étape – financement, scénario, -production, réalisation, post-production – les intentions artistiques de départ. En général, le produit final est au mieux une copie rognée et édulcorée de ce que l’auteur avait en tête. Ce n’est pas le cas avec Miyazaki. Sans doute parce qu’il a pu fonder ses propres studios et participer activement à la production de ses œuvres. Il est un bel exemple, par ailleurs, d’une activité dans ces deux domaines très différents que sont le manga et le cinéma d’animation. Pour sa part, c’est éclairant : je suis persuadé que la pratique de la bande dessinée lui a permis de garder cette fraîcheur et cette force jusque dans ses réalisations cinématographiques.

Pour preuve ce livre extraordinaire, cette sorte de bible pour dessinateur qui était jusqu’à récemment difficile à dénicher et que je garde précieusement, comme une relique : l’édition japonaise du story--board original du Voyage de Chihiro, intégralement dessiné par le maître. 650 pages magiques. Chaque scène est précisément décrite, entrées et sorties de champ, -placements et mouvements de la « caméra », composition de l’image, -mouvements et expressions de chaque personnage, -dialogues… Tout cela d’un trait léger, au crayon, avec les ombres indiquées d’un trait jaune. Même s’il s’agit d’une étape de travail assez technique, sans doute plus facilement lisible par des professionnels, on peut y décrypter une magistrale maîtrise de la mise en scène ; tout le film est contenu dans ce document passionnant, la moindre intention, le moindre détail. Le cœur du réacteur. La traduction directe de la pensée de l’artiste. C’est presque un miracle qu’elle arrive aussi nette jusqu’aux yeux des spectateurs : la difficulté pour aboutir à l’œuvre finale à partir de ce story-board vient de la gestion de toute la chaîne de réalisation, une centaine de personnes pendant plusieurs années, qu’il faut diriger sans doute avec une certaine dose de tyrannie pour arriver à un résultat aussi fidèle, aussi fluide, qui garde toute la force de la première intention. Saluons ici la qualité des équipes des studios Ghibli, de tous ces professionnels japonais de l’animation dont les talents – et les heures de travail – sont impressionnants (notamment les décors, riches et évocateurs, dont la technique picturale de modelé est paradoxalement éloignée de la tradition japonaise du trait soutenu par une couleur intérieure).

Pour en revenir à cet incroyable story--board, je soupçonne qu’il a fonctionné comme un scénario bis, sur lequel Miyazaki s’est offert le luxe par moments d’improviser, en se laissant guider par la simple force visuelle d’une scène qui prendra finalement une direction différente de celle prévue. N’oublions pas que l’écriture japonaise est faite de dessins, ce qui à mon avis réduit le principe de la frontière entre l’écriture et la mise en scène proprement dite. C’est, entre autres, grâce à cette liberté offerte par la force évocatrice du dessin, à cette possibilité donnée à l’inspiration et à l’intuition, que Miyazaki a su atteindre cette dimension poétique universelle et laisse à la mémoire de chacun la singularité de ses « images d’un monde flottant1 ». 

 

1. « Images d’un monde flottant » : traduction de Ukiyo-e, les fameuses gravures sur bois japonaises de l’époque Edo.

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