La fête est un temps opposé à celui de la vie ordinaire, elle relève d’une autre logique que celle du quotidien, elle est un temps d’exception, et en ce sens d’ailleurs elle ne peut durer, elle implique un retour à la norme. Pour un moment, on vit au-dessus de ses moyens, on cède à un vertige en mesurant moins ses comportements. Ce sont des moments de relâchement, une revanche des corps sur leur effacement habituel. On y danse, on y boit, on s’y drogue, on y fait des rencontres amoureuses, etc. Les bornes du licite sont repoussées, comme si l’ambiance commune devenait soudain celle d’un immense vestiaire où la parole et les gestes se libèrent sans crainte de retombées ultérieures. Moment de respiration où les contraintes sont suspendues, où d’innombrables possibles sont à portée de la main, sans réprobation collective, sans atteinte au sentiment de soi.

Malgré les préconisations pour juguler un rebond possible de la contagion par le coronavirus, des fêtes s’organisent dans le mépris de toute précaution sanitaire, sans masque, sans respect des gestes barrières, les corps se rapprochent et se mêlent. Renoncer à des plaisirs élémentaires pour un bénéfice hypothétique n’est pas nécessairement enviable à ce prix. L’existence ne se réduit pas à la recherche du profit ou de la santé : beaucoup aiment jouir des circonstances sans regarder le prix à payer, et parfois sans souci des autres à leur entour. Averti du danger, l’individu persiste dans sa conduite à cause du plaisir qu’il y prend, du refus qu’on lui dicte ses faits et gestes, ou parce qu’il considère que les autres ne sont pas lui et qu’en ce qui le concerne il ne craint rien. Le sentiment d’avoir l’étoffe des héros est terriblement commun.

La fête est une parenthèse enchantée. Tout ce qui est réprimé dans l’ordinaire de la vie, et particulièrement du fait du confinement et de ses lendemains désenchantés, ressurgit avec force : alcool, drogue, mais surtout jouissance redoublée d’un contact physique prohibé dans la danse, les embrassades, les rencontres amoureuses… Recherche éperdue de dépense après une longue période d’épargne, manière de se perdre après avoir dû longtemps se garder, quête de vertiges après la nécessité d’un contrôle qui dure encore, érotisation du rapport au monde à l’encontre du puritanisme imposé par la pandémie, même si ces rassemblements sans souci de protection sont des foyers de contagion en puissance. Paradoxalement, ces fêtards ne sont pas opposés aux mesures sanitaires ; ils disent les respecter, mais réclament le droit de les suspendre de temps en temps. Ambivalents, ils savent, mais pendant le temps de la fête ils ne veulent plus savoir.

Ces jeunes fêtards risquent statistiquement un peu moins que leurs aînés, mais ils sont parfois les porteurs asymptomatiques du virus qu’ils diffusent à leur insu auprès de leurs proches ou à des anonymes lors de leur parcours dans la ville ou dans leur immeuble.

La connaissance du risque est parfois une incitation à l’affronter par goût de la transgression, jouissance redoublée par le fait de jouer son existence, de se moquer des conseils et de l’effroi des autres. Aucune irrationalité ne préside à ces comportements, mais des logiques d’action cohérentes avec l’histoire de vie d’un individu, même si elles se trament dans l’ambivalence. Le refoulement collectif de la mort, l’illusion de toute-puissance qui guide nombre de ces démarches confèrent une valeur redoublée au risque dès lors qu’il est choisi en toute connaissance de cause comme un espace de souveraineté. Écarté de la sphère collective comme menace, il est investi de l’attirance guettant tout interdit, il appelle la transgression. Malgré une conscience relative du danger qu’il coure ou fait courir aux autres, le fêtard fait peu de cas du civisme demandé par les autorités sanitaires. Puisque la mort ne se partage plus, qu’elle n’est plus au cœur du lien social comme une évidence commune, elle revient comme puissance de sollicitation symbolique. Ceux qui jouent avec leur existence en s’exposant à des contacts virtuellement délétères remettent la mort au cœur de l’échange, même s’ils le font à titre personnel ; ils l’érigent à nouveau en partenaire. Certes, sans souci d’une responsabilité envers les autres. On peut d’ailleurs observer que, pour leur immense majorité, ces fêtards n’ont pas d’enfants et n’ont de compte à rendre qu’à eux-mêmes.

Le jeu avec les interdits alimente une fabrication de sacré intime. Il implique un arrachement à soi et à l’ordinaire, l’accès à une autre dimension de l’existence. La volonté n’est nullement de s’établir dans la transgression ou d’abolir les limites, mais de les interroger, de jouer avec elles, et de sentir ainsi l’existence battre en soi comme une preuve irréfutable de présence au monde. La transgression est toujours source de puissance, elle expose certes au danger, mais en mettant l’individu hors des lois communes, elle procure un pouvoir et une intensité d’être. Telle est la formule de l’ordalie quand elle se transforme en une figure de l’inconscient individuel et s’impose à titre privé : un pacte avec la menace pour se sentir exister dans la plénitude. De manière saisissante, on retrouve, par exemple, ce vertige de la transgression dès les premiers récits sur les épidémies de peste qui ravageaient autrefois des villes entières. La fête, l’érotisme, le rire, la passion de l’instant sans penser au lendemain, sont déjà décrits par Thucydide à Athènes, cinq siècles avant notre ère, des chroniques en font état ; des auteurs comme Boccace retranscrivent l’atmosphère licencieuse qu’a engendrée la peste noire de Florence autour des années 1348 ; Machiavel dans son dernier texte en 1527, toujours à Florence, ou Daniel Defoe pour Londres, en 1667, Giono ou Camus s’en font également l’écho. Là où règne la mort aléatoire l’érotisme rôde. Certes, la peste ou le choléra ne sont pas le Covid-19, mais le contexte de menace et d’interdit alimente malgré tout la transgression et le rapprochement des corps, les rebuffades à l’égard des autorités sanitaires.

Un sentiment diffus d’élection naît de ce passage réussi aux alentours de la mort. À son insu le plus souvent, le fêtard sollicite une puissance incernable, à laquelle il s’en remet. Il prend l’initiative de la mise en péril, avec un degré de lucidité variable selon les acteurs. Il oppose son propre défi à un consensus social qui ne l’intéresse pas. Ce n’est plus la collectivité qui décide l’ordalie et la contrôle en l’inscrivant à l’intérieur d’un rituel et d’une vision du monde, elle est maintenant un acte solitaire qui s’impose comme une nécessité intérieure. Elle ne s’adresse ni à Dieu ni aux dieux, mais à la chance, au destin. Elle éprouve la détermination du caractère. Certes, ce jeu avec le danger semble assuré de l’innocuité du virus pour nombre de ses acteurs, voyant dans leur jeunesse une immunité contre le virus, mais un frisson en naît néanmoins à travers la peur qui règne dans le lien social, manière de vivre le risque dans une sorte de procuration en s’exposant à lui, tout en se sentant à l’abri.

Seuls, nombre de fêtards n’oseraient jamais rompre avec les précautions sanitaires pour se mêler aux autres, mais comment résister à l’invitation des amis sans compromettre l’estime de soi et passer pour un apeuré. Perdre la face devant les pairs est plus redoutable à assumer que le risque pour la santé ou la vie. Si mes amis se réunissent pour faire la fête, alors la loyauté de proximité prend le pas sur des menaces qui paraissent soudain lointaines et abstraites, même si demeure justement le frisson du « je sais bien mais quand même » qui multiplie le plaisir. À la jubilation de la dépense s’ajoute le sentiment de vivre un moment privilégié de son histoire que l’on racontera des années avec la même fierté. Ces transgressions participent avec force à ce récit de soi qui nourrit l’identité narrative contemporaine. 

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