Le 21 mai 1848, le gouvernement et l’Assemblée issus des journées de Février organisent une fête de la Concorde en l’honneur des gardes nationales venues de province. Il s’agit pour les autorités de mettre en scène l’unité du pays. Et de convaincre le petit peuple parisien que, maintenant que la République est proclamée officiellement, la révolution doit se terminer. Hélas, la fête est ratée. Le prolétariat des faubourgs y assiste sans aucun enthousiasme. Il manifeste même de l’hostilité à l’égard de ses représentants assemblés sous les décorations pompeuses du peintre Pierre-Victor Galland. Certes, on a accordé (du bout des lèvres) le suffrage universel, mais sans prendre la moindre mesure sociale susceptible d’améliorer le quotidien des ouvriers. Pour les observateurs lucides de la scène, la fête du 21 mai ressemble à une mascarade qui, loin d’incarner la paix civile, annonce de futures émeutes (elles auront lieu en juin). Présent ce jour-là au Champ-de-Mars, Lamennais, député catholique et libéral, constate, désabusé : « On ne fait pas les fêtes, les fêtes se font. »

Cette phrase dit l’essentiel sur le sens politique de la fête. Que celle-ci ait quelque chose à voir avec la démocratie, les organisateurs du rassemblement du 21 mai 1848 l’ont bien compris. Obtenir de l’État la possibilité de se retrouver sur une place publique et d’arracher un peu du temps de la vie au temps de travail constitue un droit qui n’a rien de futile. À quoi bon lutter pour la liberté et la justice, si ces dernières ne font jamais l’objet d’un partage sensible ? Mais l’erreur du gouvernement de 1848 a été de croire que la fête, pour être réussie, devait être à l’entière initiative des autorités. « Faire » la fête, c’est l’organiser de telle sorte qu’elle ne déborde pas du cadre, à la manière dont on établit un plan de table intangible dans un dîner cossu. Sur le Champ-de-Mars, les places étaient distribuées à l’avance : le gouvernement au centre et le peuple à la périphérie. Entre eux, les gardes nationales assuraient le maintien de l’ordre.

 

Festival Rock en Seine, Saint-Cloud. Photo Laurent Laborie

Au terme d’une année émaillée de confinements, de couvre-feux et de distanciations physiques, le désir de fête s’exprime de toutes sortes de manières. Cela n’a rien d’étonnant : qui aurait imaginé que le simple fait de retrouver ses amis après 19 heures constituerait un jour un motif d’amende ? Évidemment, le contexte imposé par une maladie contagieuse n’est pas favorable aux rassemblements collectifs, surtout lorsque la danse s’en mêle. De ce point de vue, il était inévitable que les lieux dévolus à la fête (bars, boîtes de nuit, festivals) aient été les premiers à fermer. Tout indique qu’ils seront aussi les derniers à rouvrir. D’où la multiplication des fêtes sauvages, improvisées dans des lieux de fortune et relayées avec un minimum de publicité sur des messageries cryptées. Il y a des raisons sanitaires pour déplorer ce genre d’initiatives. Mais, dans les réactions outragées de certains commentateurs, on entend aussi la condamnation de désirs festifs qui n’attendent pas l’autorisation de la préfecture pour se manifester.

En France, la fête était mal en point avant l’apparition du Covid-19

C’est ici qu’il faut se souvenir de la remarque de Lamennais. En France, la fête était mal en point avant l’apparition du Covid-19. À force d’être faite, elle ne se faisait plus vraiment. Certes, les festivités officielles se sont multipliées ces dernières décennies : « Nuit blanche », « Fête de la musique », « Nuit des musées », etc. Dans certaines villes, on a même nommé un « adjoint à la nuit », dont l’une des tâches principales consiste à réconcilier les fêtards bruyants et les riverains excédés. De là à penser, comme Philippe Muray, que la démocratie contemporaine marque le triomphe de l’homo festivus, superficiel et mondain, il y a un pas que l’on se gardera pourtant de franchir. En même temps que la municipalité s’attelait à refaire de Paris une fête, les interdits administratifs et les règlements sécuritaires ont provoqué la fermeture de quantité de lieux nocturnes. Quant aux clubs demeurés ouverts, la plupart d’entre eux avaient mis en scène une image de la fête qui ressemble à s’y méprendre à celle du 21 mai 1848. À l’entrée, des physionomistes qui décident qui a le droit d’en être et qui doit rester sur le seuil. À l’intérieur, des vigiles qui s’assurent que rien ne déborde. Au bar, des prix tellement dissuasifs que l’ivresse devient un luxe inaccessible.

Il existe un point commun entre les fêtes officielles et les fêtes entièrement privatisées : elles sont faites pour que rien d’inattendu ne s’y passe. Au-delà de leur envie d’échapper aux mesures anti-Covid, les participants aux fêtes sauvages renouent avec ce goût pour l’imprévu qui distingue un rassemblement joyeux d’une opération promotionnelle. Investissant des lieux inhabités, ils rappellent avec une inconscience que certains jugeront blâmable qu’une fête démocratique puisse avoir lieu n’importe où, sans souci de contrôle, et à peu de frais.

Politiquement, il importe surtout qu’une fête institue un temps où le calcul ne règne plus en maître et où l’imprévu cesse d’être interprété comme une menace

La chose n’est pas nouvelle. Que faut-il pour qu’une fête républicaine ait lieu demandait Rousseau en 1758 dans la Lettre à d’Alembert ? Presque rien, en vérité : « Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. » Le problème n’est pas de savoir si l’on préfère les ambiances campagnardes ou les raves urbaines, les danses folkloriques ou la techno. Politiquement, il importe surtout qu’une fête institue un temps où le calcul ne règne plus en maître et où l’imprévu cesse d’être interprété comme une menace.

À cette dimension de liberté, Rousseau ajoute une exigence d’égalité : « Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes. » Les fêtes que le philosophe imagine pour les républiques ne séparent pas la scène et la salle. À la différence des cérémonies officielles et du clubbing haut de gamme, elles n’ont pas de centre occupé par des VIP que la foule contemple en étant priée de se réjouir. Une fête rend joyeux des principes démocratiques souvent accueillis avec méfiance : l’égalité des places, la possibilité pour n’importe qui de devenir acteur, le risque de désordre qui découle de cette exubérance.

La fête rousseauiste a peu à voir avec la fête sur le mode Chalançon où, dans un palais parisien d’Ancien Régime, se retrouvent des invités triés sur le volet, avant tout motivés par le désir de se faire voir et, le cas échéant, de conclure des affaires. Les organisateurs de ce genre de soirées ont justifié leur maintien pendant la pandémie par le respect scrupuleux des règles sanitaires. En un sens, il faut leur donner raison : ces réjouissances de l’entre-soi sont, de toute éternité, fondées sur l’institutionnalisation des gestes barrières. On n’y entre pas sans avoir montré patte blanche, rassuré par la certitude de n’y croiser que des convives issus de son milieu. Faute de rencontre imprévue, on y est aussi à peu près sûr de s’ennuyer, le seul plaisir étant d’y être admis. Si la plupart des (vraies) fêtes ont lieu la nuit, c’est justement parce que l’obscurité est propice à des échanges de rôles qui, le temps d’une danse ou d’une étreinte, suspendent les hiérarchies sociales.

Des voix commencent à s’élever pour que, une fois la pandémie passée, la fête commence. Qu’elle commence, c’est-à-dire qu’elle ne recommence pas à la manière dont on la faisait dans le monde d’avant. Trop habitués à des nuits qui reproduisent la logique du jour et à des plaisirs qui calculent, nous avions souvent perdu le goût (et parfois le droit) de laisser les rassemblements se faire. Une année de vie avec le virus nous donnera peut-être le désir de désorganiser des fêtes. 

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