Fait-on la fête dans toutes les cultures humaines ?

Oui, c’est un invariant de l’humanité : toutes les sociétés humaines organisent quelque chose qu’elles désignent sous le terme de fête ou qui se vit sur un mode festif. Mais, au sein de cet invariant universel, il y a des contenus culturels différents : on ne fait pas la fête de la même manière quand on est dans un village au fin fond des Pyrénées, à Paris pendant la Nuit blanche ou au carnaval de Rio. Chaque fête porte en elle des marqueurs culturels, régionaux, liés à des identités locales propres. En même temps, au sein même de cette diversité, on retrouve des points communs, dans le système de l’inversion des carnavals par exemple – cette idée que le pauvre se déguise en riche, l’homme en femme, etc., et qui apparaît dans des cultures très variées. Sans compter les phénomènes de circulation entre fêtes dans le cadre de la mondialisation. C’est donc un phénomène universel avec des principes communs et des variabilités culturelles.

Faire la fête nous est-il nécessaire ?

Ce n’est pas une nécessité vitale, pour reprendre un terme qu’on emploie beaucoup en ce moment. Il n’empêche que c’est une nécessité sociale. Parce que la fête est une manière de produire du lien social mais aussi de renforcer celui qui existe déjà. C’est un événement qui vient rompre un ordre social habituel, qui permet d’adopter un comportement plus relâché, débridé, festif en somme, mais dont la dynamique même vient restructurer l’ordre social. C’est pour cela que le carnaval est l’objet emblématique de l’anthropologie de la fête, parce qu’il met en scène un espace-temps très déterminé, à l’intérieur duquel un certain désordre est possible. Le carnaval n’est pas un phénomène spontané, il a une organisation précise. Mais, au sein de ce dispositif contraint, se joue la possibilité de l’effervescence, de la liesse, du débordement, voire de la sédition. À l’horizon des fêtes, la transgression est toujours un peu là. On y joue avec le feu – et d’ailleurs il y a souvent un lien entre fête et feu. La fête est ambivalente, elle convoque à la fois l’idée du rassemblement, de la convivialité, tout en gardant l’idée que le basculement est un horizon possible.

Festival Rock en Seine, Saint-Cloud © Laurent Laborie

Pourquoi la nuit est-elle le moment par excellence de la fête ?

C’est d’abord lié au caractère cyclique de nos vies : je fais la fête la nuit car le jour va advenir. Les fêtes marquent cette opposition entre nuit et jour, de la même manière qu’elles viennent redire ce que sont les cycles des saisons, notamment dans le monde rural. On y fête à la Saint-Jean le solstice d’été, et cet ensemble finit par former un calendrier inscrit dans nos vies. Calendrier dont on perçoit bien l’existence aujourd’hui, à l’heure où l’absence de ces fêtes laisse des trous béants. La nuit autorise aussi une gestion des corps différente : on se permet de s’habiller, de se déguiser ou de se maquiller différemment qu’on ne le ferait le jour. Le corps revêt ses habits de fête, ou fait le choix de la nudité. Mais ce n’est pas non plus un corps insouciant : quand on est une femme, le corps de l’autre peut être agresseur. C’est pour ça que les professionnels de la fête savent mettre en place, lors des grands rassemblements, des dispositifs de prévention par rapport aux risques liés à l’alcoolisation, aux toxicomanies ou aux diverses formes de violences sexuelles.

Y a-t-il un âge pour faire la fête ?

Non, la fête n’a pas d’âge à proprement parler, et tout le monde fait la fête dans nos sociétés, sinon il est évident qu’il n’y en aurait pas autant. Ceci étant dit, elle a une signification sans doute particulière pour la jeunesse, parce qu’elle lie trois caractéristiques qu’on associe à cette génération : la célébration, la socialisation et la transgression. La fête permet des rencontres, à cet âge où on les multiplie ; elle permet aussi de faire des choses qu’on ne fait pas d’habitude, en dehors de sa socialisation familiale quelquefois. Du moins jusqu’à un certain point : quand la grande bourgeoisie organise des rallyes, c’est bien pour assurer sa reproduction sociale.

Vous voulez dire que la fête est un marqueur social ?

C’est ambivalent. Il y a à la fois une dimension de mélange très forte, et c’est sans doute ce qui manque actuellement, de pouvoir se mêler, se frotter un peu à l’autre, dans le sens premier comme métaphorique. Mais la fête est aussi une continuité du social, on ne fait pas la fête de la même manière dans tous les milieux, et on n’est pas accepté dans toutes les fêtes. Dans une ville comme Paris, la fête est souvent le lieu de la distinction sociale, voire de la ségrégation, de la relégation. L’idée même de dress code en dit beaucoup : elle rappelle que la fête, avant d’être un espace de liberté, reste celui de la conformité, du respect de certaines règles.

Pourquoi ces codes, ces règles sont-ils si importants dans l’exercice de la fête ?

On en revient au caractère cyclique et rituel des organisations humaines. Un rituel ne prend son sens que dans sa répétition, quand on sait qu’on va y retrouver du même. De cette manière, le rituel ordonne du réel. Et la fête participe de cette structuration, avec ses codes, ses horaires, ses moments attendus. C’est souvent une petite cérémonie. ça ne se passe pas n’importe comment, une fête. Le vrai chaos, c’est le réel.

Alors pourquoi cherche-t-on justement le dérèglement, à travers l’alcool, les drogues ou l’euphorie de la danse ?

On peut en effet chercher des états de conscience modifiés par certaines substances. Mais, même dans ces pratiques, on voit qu’il y a de la conformité sociale, de la codification. Accepte-t-on l’ivresse dans tous les milieux sociaux ? Accepte-t-on celle des femmes de la même manière que celle des hommes ? Je ne suis pas sûre. On peut chercher une forme de liberté, mais elle reste socialement déterminée et genrée.

Le sens de la fête a-t-il évolué avec l’irruption de la modernité ?

La fête a, c’est vrai, été peu à peu articulée à la société de loisirs. Elle n’est plus un domaine réservé à la sphère du social, du sacré, à la production symbolique de l’être ensemble, mais elle se trouve davantage reliée au divertissement, à la consommation. C’est d’ailleurs cet aspect sur lequel porte actuellement une large part des critiques à son encontre : on considère qu’elle est devenue commerciale, donc moins « festive ». On a pu parler de l’avènement de l’homo festivus et d’une fête réduite à la formule « du pain et des jeux ». Même d’un point de vue politique, la fête est appréhendée de façon ambivalente par les pouvoirs publics, qui tiennent à la fois à l’organiser, la contrôler et, dans le même temps, la critiquent en tant que facteur de désordre et de désobéissance. Là comme ailleurs, la pandémie a révélé des principes plutôt qu’elle ne les a exacerbés.

Si la fête est nécessaire à l’ordre social, pourquoi a-t-elle été rangée dans les activités « inutiles » ?

Si la fête a été jugée inutile, on n’en a pourtant jamais autant parlé ! Pas un discours officiel sans qu’il n’y soit fait référence. Même chez les gens qui ne sont pas des « fêtards », son manque s’est fait sentir. La fête est devenue un symbole des activités dites « non essentielles » ; on l’a jugée inutile parce qu’on l’a considérée comme uniquement divertissante, voire dangereuse dès lors qu’elle induisait un rassemblement qui sorte de la sphère de l’économie, du religieux, de la formation ou de la famille – alors même que la fête infuse toutes ces sphères. Une hiérarchie des fêtes s’est imposée, au détriment de cette « sociabilité purement sociable », décrite par le sociologue allemand de la fin du XIXe siècle Georg Simmel – le fait d’être ensemble pour être ensemble. Si bien que la figure du fêtard, jugée irresponsable, s’est trouvée mise à l’index dans un moment où nous étions tous renvoyés à notre responsabilité individuelle et collective. La cristallisation sur cette figure a été telle que nous avons tous été sommés de nous positionner sur les fêtes clandestines, les apéros improvisés, les danses aux Buttes-Chaumont… On peut proposer une analyse en creux de la société française en parlant des fêtes : vous n’êtes pas le même selon que vous vous indignez des « barbecues dans les cités », des virées festives à Dubaï ou des dîners privés dans les beaux quartiers.

Au-delà du cadre pandémique, y a-t-il des peurs associées à la fête ?

Oui, il y a toujours la possibilité d’un danger dans l’exutoire que représente la fête. Cela ne veut pas dire que ça advient. C’est pour ça qu’on brûle le roi, par exemple, à la fin du carnaval : il faut un événement qui en marque la fin de façon impressionnante, pour que la menace ne se réalise pas. Il faut que cela s’arrête, que la soupape qui vous a été offerte se referme et qu’on passe à autre chose. Parce qu’elles sont vues comme transgressives, les fêtes sont là pour dire l’ordre social. La fête a une dimension éminemment politique, de nombreuses revendications ont été portées par le biais d’événements festifs – marches des fiertés, mobilisations sociales… C’est une façon d’occuper la rue, l’espace public, de se montrer tel qu’on le souhaite, et non tel que l’autre camp le désire, de donner à voir ses costumes et de faire entendre ses musiques, ses slogans.

Fête de la musique, Paris © Laurent Laborie

La fête est-elle nécessairement liée à la joie ?

Non, la fête n’est pas toujours synonyme de joyeuseté, elle peut même produire de l’angoisse, révéler des solitudes, causer des tristesses. Individuellement, on peut être très mal dans une fête. Mais celle-ci est aussi vecteur d’émotions collectives, de ce sentiment corporel que seule la présence d’une foule peut susciter. On le ressent d’autant plus que c’est éphémère : pensez aux grandes manifestations place de la République, avec ce sentiment d’être ensemble qu’on voudrait voir perdurer, mais qu’on ne peut en réalité éprouver que parce qu’il est voué à disparaître.

La pandémie favorise-t-elle un repli de la fête vers l’espace privé ?

Avant même la pandémie, on assistait à une sorte de morcellement de la fête, avec de plus en plus d’entre-soi, de fêtes restreintes à un petit cercle amical ou familial. Mais il y avait dans le même temps une multiplication des grands festivals, où se joue une forme de mixité et de brassage. L’année écoulée a permis de poursuivre les premières, les fêtes de l’espace privé, avec les Noëls en famille, tout en mettant un terme aux rassemblements dans l’espace public, commun. Le motif religieux de la fête a été particulièrement marquant lors de la fin d’année 2020 où fêter Noël était non seulement possible mais encouragé, tandis que le couvre-feu était maintenu pour le Nouvel An. Or tout le monde ne fête pas Noël en France, selon son milieu, sa religion, sa socialisation, selon le rapport qu’on entretient avec sa famille. A-t-on pensé aux personnes pauvres, aux personnes seules, aux personnes rejetées par leur famille en raison de leur identité de genre, etc. ?

Comment retrouver le sens de la fête après cette période si particulière ?

Nous ne l’avons pas forcément perdu. Au cours de l’année passée, la fête a perduré dans des conditions dégradées, certes, qu’elle ait été encouragée par les pouvoirs publics ou non. Le risque à l’avenir serait d’avoir des comportements trop polarisés – du côté de l’extrême transgression ou de l’extrême prudence – qui déchirent les familles ou les groupes d’amis. Mais le sens de la fête, lui, n’a pas disparu. Nous qui avions une consommation routinière, distante, de fêtes qui pouvaient nous paraître trop nombreuses, nous pourrions porter à l’issue de cette crise un regard nouveau sur la fête, qui se trouverait réinvestie par le symbolique, le social, le politique. On a déjà connu cela après les attentats du Bataclan : la fête avait alors été érigée en valeur ; il fallait occuper les terrasses, brandir le Paris est une fête de Hemingway… Aujourd’hui, au sortir de cette période de crise, elle peut constituer un facteur fort de rassemblement. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON, LOU HÉLIOT & OWEN HUCHON

 

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