Dans cette grande toile conservée au Louvre, Watteau dépeint un élégant cortège en toilettes soignées et colorées : c’est la haute société, tout heureuse de faire un pèlerinage sur l’île de Cythère – une île, en Grèce, connue pour son culte à la déesse de l’amour Aphrodite, dont la sculpture, ceinte de roses, trône à droite. L’œuvre est un éloge de l’ivresse sensorielle, de l’ataraxie (la tranquillité de l’âme chère à Épicure), mais la nature environnante est traitée dans des verts, des bleus et des gris suffisamment pastellisés pour laisser poindre une mélancolie diffuse. C’est très gai et c’est en même temps un peu triste. C’est triste parce que, on le sait, la gaieté ne durera pas éternellement. Et d’ailleurs, cette guirlande de personnages est-elle en train d’embarquer pour faire la fête ou s’agit-il du retour de l’île où les réjouissances ont déjà eu lieu ? Impossible de le déterminer.

L’œuvre constitue pour Watteau ce qu’on appelle son « morceau de réception », c’est-à-dire une production probatoire où il fait la démonstration de son savoir-faire auprès de l’Académie royale de peinture et de sculpture. Ainsi l’intègre-t-il en 1717 et s’ouvre-t-il les portes d’une belle carrière… Et ce tableau est d’un genre nouveau, qu’on va dénommer « fête galante ». On est bien loin des amples scènes religieuses et sacrées ou des images héroïques et viriles de bataille qui sont le commun de la « grande peinture ». Dans cette toile, l’univers semble flotter, baigner dans le flux des loisirs et l’allégresse des sentiments, c’est aussi léger et éthéré que dans un songe. Louis XIV est mort depuis deux ans, c’est le moment de la Régence, une période très particulière en France, dont l’œuvre de Watteau est une parfaite incarnation. Tandis que Louis XV est encore trop jeune pour régner, la cour de Versailles perd son monopole en matière de festivités et de mondanités. Celles-ci essaiment partout en province, dans la petite aristocratie, dans la bourgeoisie et lancent l’ère du libertinage. On veut avoir le droit de s’amuser, le droit à un peu de bonheur terrestre. L’art de Watteau incarne ce débridement où se multiplient les concerts et les banquets, les bals et les jeux, le raffinement et les beuveries.

Quand on voit une telle toile, on a spontanément envie de l’accompagner de la musique de Bach ou du clavecin de Scarlatti. Pourquoi pas… Mais pour comprendre Watteau et cette période de la Régence, on se permettra de recommander tout à fait autre chose : la basse et la guitare électrique de « White Rabbit » de Jefferson Airplane, par exemple. Car, s’il y a dans l’histoire récente une comparaison possible avec l’atmosphère de la Régence et des toiles de Watteau, elle est à chercher du côté des envolées psychédéliques des années 1960 : les hippies qui rejoignaient l’île de Wight en 1968 ou 1969, pour célébrer l’amour en pleine nature et congédier leur hantise du nucléaire et des conflits planétaires, valent tout à fait les pèlerins de l’île de Cythère.

Et on comprend dès lors que ce qui pourrait apparaître comme une simple image charmante et frivole est en réalité travaillé en profondeur par une ambition politique. La fête est une utopie miniature : celle d’une société qui se brasse, s’embrasse et exulte, celle d’une valorisation de la créativité et de l’émotion. Peindre la fête, ce n’est pas seulement montrer une heureuse exception ou un moment cathartique, c’est promettre des jours meilleurs. 

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