J’ai assisté au procès de Meursault dans un décor fait de papier et de carton. J’ai tendu l’oreille lors de cette terrible nuit d’octobre 1934, qui vit la Révolte dans les Asturies se terminer dans un bain de sang. J’ai lu Le Premier Homme en remontant la rue de Lyon dans le quartier de Belcourt jusqu’au numéro 93 où vivait la famille Camus. La grand-mère, la mère, le fils, le frère. Jeu des 7 familles amputé de presque tous ses membres. 

Je suis allée à Tipaza avec Noces bien avant de parcourir pour de vrai les ruines romaines, de me perdre dans le bleu du ciel et de la mer, bien avant que je ne demande au vieux guide de m’indiquer le chemin. Grimper, tourner à gauche, à droite, encore à gauche, me perdre et enfin, trouver la stèle sur laquelle le sculpteur Louis Bénisti a gravé ces quelques mots en 1961 : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. » Face au mont Chenoua, dans ce lieu que j’aime tant, j’ai récité la suite, comme une promesse : « Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. »

« J’ai vu apparaître Camus devant moi »

J’ai annoté L’Envers et l’Endroit assise sur les marches du 2 bis rue Hamani, l’ex-rue Charras, là où se tenait Edmond Charlot, son premier éditeur. J’ai vu apparaître Camus devant moi, vu, de mes yeux vu, en 2003, dans la librairie d’Ami Mouloud, qui tenait l’une des plus anciennes libraires d’occasion de la rue Didouche-Mourad. Les deux hommes refaisaient le match de la veille à grand renfort de gestes et de cris. Et Camus de soupirer : « Vraiment le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. »

Un exemplaire de La Peste à la main, j’ai cherché en vain l’immeuble du Dr Rieux à Oran. J’ai fini par renoncer. J’ai lu La Chute à Amsterdam, L’Exil et le Royaume à côté de Mansourah, dans un lieu-dit qu’on ne dit plus, L’Homme révolté, à Lourmarin, un jour d’été. J’ai souligné tant et tant de phrases dans les Carnets I, II et III ! Livres-totems, comme l’est La Main coupée de Cendrars.

Invitée par un collectionneur, j’ai déclamé des lettres d’amour écrites par Camus à une maîtresse. J’ai pensé à Francine tout au long, car la littérature fait si peu cas des épouses.

« J’ai entendu la voix de mes parents et de mes grands-parents dans Misère de la Kabylie »

Je suis entrée dans la clandestinité avec les Lettres à un ami allemand, et, le 28 mars 1946, j’étais à New York aux côtés de 1 200 étudiants pour écouter Albert Camus : « Chaque fois qu’on jugera de la France ou de tout autre pays, ou de toute autre question en termes de puissance, on fera entrer un peu plus avant dans le monde une conception de l’homme qui aboutit à sa mutilation, on renforcera la soif de domination et, à la limite, on prendra parti pour le meurtre. »

J’ai entendu la voix de mes parents et de mes grands-parents dans Misère de la Kabylie. J’y ai retrouvé l’enfance de Feraoun, l’enfance de tous les Algériens, car la misère était partout.

« J’ai préféré Camus à Sartre parce qu’on voulait me faire aimer le second »

J’ai lu la correspondance et les carnets de Jean Sénac. Camus a été mon père. Ayant à choisir entre mon père et la justice, j’ai choisi la justice. En janvier 1958, je l’ai suivi dans les bureaux des éditions Gallimard, lorsqu’il est allé demander des comptes à ce père adoptif. Du couloir, des éclats de voix me sont parvenus. Une porte s’est ouverte. Camus a mis Sénac à la porte. Sénac a crié à Camus qu’il était « lâche ».  J’ai vu Camus le teint pâle, assis derrière son bureau, la tête dans les mains, les yeux brillants. Je l’ai entendu dire à sa secrétaire : « Et si ce petit avait raison. » Je l’ai aimé pour cette phrase. Pour ce doute. Pour cet aveu.

J’ai préféré Camus à Sartre parce qu’on voulait me faire aimer le second. Comme, on a voulu me faire aimer les samedis matin devant un drapeau à lever et un hymne à chanter. J’ai préféré Camus, car c’est un magicien, un poète et un musicien. Et qui n’aime pas les magiciens, les poètes et les musiciens ?

Dans ce grand pays qu’est la France et où ceux et celles qui font de la politique aiment tant citer Camus, je prends la liberté moi aussi de dire aujourd’hui que si c’est cela la justice, alors je préfère ma mère, je préfère toutes les mères. Celles qu’on rejette à l’Assemblée nationale. Celles dont on bouleverse les enfants. Celles qu’on pointe du doigt lors des sorties scolaires. Celles qu’on menace. Celles à qui on refuse des emplois, des égards, du respect. Celles dont on se moque. Celles qu’on réduit à ce qu’elles portent ou ne portent pas. Celles qu’on ne protège pas. Celles qu’on harcèle dans les rues.  Celles qui se taisent et celles qui crient. Celles qu’on n’écoute pas, qu’on ne croit pas, qu’on ne veut pas voir. 

À la justice des injustes, je les choisis elles.  

 

 

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