Victimes de violences ou délaissées, les femmes n’existent dans les romans de Camus que par les hommes. Elles sont des faire-valoir de leur virilité, brutale ou séductrice, faire-valoir voués à l’effacement comme l’a relevé la critique. Dans les relations amoureuses ou conjugales, les femmes, aimantes et éplorées, sont dans l’attente toujours déçue, les hommes dans la fuite et le malaise, sinon le remords, à l’image du Dr Rieux qui, dans La Peste, tente de chasser de ses pensées sa femme malade et recluse afin de continuer à exercer son métier. Les sentiments, l’attendrissement, détournent l’homme viril de l’action ; il doit les combattre en lui, quand bien même il en éprouverait de la culpabilité. Tel est le cas des héros les plus positifs, qui leur demandent pardon, à l’instar de Jonas à son épouse, Louise, dans L’Exil et le Royaume. Baignant dans une inquiétante étrangeté, ce sentiment de culpabilité à l’égard de la compagne semble reproduire celui ressenti à l’endroit de la mère, figure d’effacement et de résignation.

Complicité qui n’est pas consentement : elle tient au fait qu’ayant été exposées à la même éducation, les femmes partagent la (di)vision du monde et les hiérarchies symboliques des dominants. 

Effacés, soumis, quand ils ne sont pas violentés, les personnages féminins de Camus illustrent ce que Pierre Bourdieu appelle dans La Domination masculine la « violence symbolique », cette violence douce qui s’exerce avec la complicité des dominé·e·s. Complicité qui n’est pas consentement : elle tient au fait qu’ayant été exposées à la même éducation, les femmes partagent la (di)vision du monde et les hiérarchies symboliques des dominants. D’où la notion de « violence symbolique » qui définit les identités légitimes et fait intérioriser à chacun et à chacune sa place. Il n’est pas jusqu’aux scènes de possession brutales évoquées dans La Chute, et faisant écho à Histoire d’O paru deux ans plus tôt, en 1954, qui ne relèvent d’une forme de soumission complice, selon le schème hégélien des rapports entre maître et esclave ; l’attachement du narrateur à sa victime cessant pourtant le jour où, « dans le violent désordre d’un plaisir douloureux et contraint, elle rendit hommage à voix haute à ce qui l’asservissait ». Seul le plaisir extorqué par la force procure satisfaction au narrateur fictionnel, le consentement proclamé de sa proie suffisant à l’en désintéresser.

Chez Camus comme dans la majorité des œuvres littéraires – et comme dans la réalité –, ce sont les hommes qui sont en position dominante, les femmes en position dominée, soumise.

Ce passage livre la quintessence de l’ambiguïté des relations sadomasochistes en tant que métaphore du phantasme de la domination brute reposant sur la soumission et la chosification de l’autre, et pourrait s’appliquer à un rapport de force inversé entre les sexes (figure de la dominatrice) ou entre personnes du même sexe, sauf que, comme pour les scènes de violence et de crime, chez Camus comme dans la majorité des œuvres littéraires – et comme dans la réalité –, ce sont les hommes qui sont en position dominante, les femmes en position dominée, soumise.

On peut considérer que la représentation des rapports genrés dans l’œuvre de Camus correspond à la réalité de son temps, statistiquement à tout le moins. Mais on peut aussi considérer que cette œuvre contribue à reproduire et à perpétuer cette violence symbolique qu’elle naturalise sans l’interroger, occultant les points de vue féminins qui s’en distancient et qui étaient présents dans la littérature, y compris celle écrite par des hommes (figures de garçonne, de femme émancipée, de lesbienne, de troisième sexe, ou simplement de femme autonome dans son existence et sa volonté). Sans que cela remette en cause, pour autant, sa puissance ni sa beauté. 

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