Le jeudi 21 février 1963, Annie Ernaux écrit à une amie : « Tu sais, je ne crois pas que je serai éditée mais je veux envoyer mon roman parce que… Parce que c’est le goût du risque. » Près de soixante ans après, elle obtient la plus haute distinction littéraire : le prix Nobel de littérature. En 1985, dans son journal cette fois, elle note : « Je ne peux qu’écrire dangereusement, vraiment dangereusement » – la stabilité et la longévité d’une carrière littéraire se cristallisent toujours dans cet élan frondeur, rageur, cette forme de nécessité impérieuse qui n’est pas sans violence et nous rappelle, comme l’écrivait Mario Vargas Llosa, que « la littérature nous dédommage des revers que nous inflige la vie véritable ». Tout part de là, chez tout écrivain ; les revers, les frustrations, les humiliations : des combustibles pour la littérature. Annie Ernaux, plus que tout autre, a su décrire cette expérience du déclassement, le sentiment de ne jamais être à sa place, en tant que femme, fille d’ouvriers et, plus tard, en tant qu’écrivaine qui a choisi le « je », mais un « je qui n’est pas assignable à une identité fixe ». Dès que je l’ai lue, j’ai pensé que moi aussi j’écrirais un jour pour « venger ma race ». Fille d’immigrés juifs qui avaient connu l’expérience de l’exil et du déclassement, j’ai trouvé en Annie Ernaux un écho à ma propre étrangeté, à ma solitude existentielle – à ma colère. J’aimais cette femme qui nommait les choses, d’une écriture sobre, un peu sèche, qui ne cherchait pas à séduire, oui, je crois que c’est ce qui m’a toujours fascinée chez elle, cette forme de distance, cette indifférence à la comédie sociale, aux honneurs et, dans le même temps, cette capacité à démonter les mécanismes de la violence contemporaine avec une acuité, une âpreté singulières. La littérature est politique et celle d’Annie Ernaux présente, sous bien des aspects, des perspectives sociologiques ; quand je la lis, je « vis » ce que j’ai ressenti à la lecture de l’œuvre de Bourdieu, je « vis » ce qui m’a traversée – souvent douloureusement – au cours de ma propre expérience de transfuge de classe, de femme qui écrit sur la société, mais aussi sur l’intime : les rapports de domination.

J’achète ses livres, dès leur parution, je lis les entretiens qu’elle donne (rarement) et dans lesquels se révèlent ses convictions, ses engagements – que je ne partage pas toujours ni ne soutiens sans réserve, et c’est sans doute ce que j’aime le plus dans l’existence et la vie intellectuelle : le débat démocratique, la capacité à penser contre soi-même. Ne pas être d’accord mais aimer quand même. Car écrire n’est rien d’autre que donner voix à ce que l’on ne comprend pas, ce qui nous échappe, nous révolte, nous gêne et nous crispe : c’est mettre en mots l’indicible, l’inaudible.

« Oui, je crois que c’est ce qui m’a toujours fascinée chez elle, cette forme de distance, cette indifférence à la comédie sociale »

Il y a une dizaine d’années, peut-être plus, Annie Ernaux a prononcé cette phrase que je n’ai jamais oubliée au cours d’une interview donnée à un grand magazine de société : « Quand je remets mon manuscrit à mon éditeur, il faut que j’aie honte. » Dans le même temps, j’avais fait miens ces mots de Philip Roth dans Tromperie : « La retenue n’est pas faite pour les romanciers. » Ces deux affirmations disaient sensiblement la même chose : écrire, c’est sortir de sa zone de confort, ne pas redouter les réactions que nos écrits susciteront irrémédiablement, accepter de choquer, de déplaire, de déranger l’ordre établi, la morale – ne jamais faire ce que l’on attend de nous. L’œuvre d’Annie Ernaux explore, à chaque page, cette expérience de la liberté individuelle, de la condition humaine, féminine, elle n’est jamais réductible à sa dimension intime, elle est politique, sociale, elle donne à réfléchir sur le monde, sur l’autre, sur soi. Pour une femme qui écrit, qui a choisi de faire de sa vie entière un lieu d’écriture, qui a décidé un jour que sa place était là, et nulle part ailleurs, à sa table de travail, dans une chambre à soi, Annie Ernaux est une voix, l’incarnation d’un combat, d’une ambition, d’une passion simple – et complexe à la fois car on n’écrit qu’avec ses failles et ses contradictions, ses errances intimes et ses doutes –, une inspiration comme l’ont été, comme le sont, d’autres écrivaines dont le talent a ou non été reconnu par l’Académie Nobel.

« Je ne souhaite rien tant qu’une chose : revenir à la solitude, l’anonymat, l’indifférence au monde, retrouver l’irresponsabilité de l’enfance », écrivait Annie Ernaux en juin 1988 dans son journal. Dans l’éclat de cette reconnaissance internationale, c’est tout ce que l’on peut lui souhaiter aujourd’hui.  

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