J’ai ressenti une grande joie en apprenant qu’Annie Ernaux avait reçu le prix Nobel de littérature. D’abord pour son œuvre remarquable ; ensuite parce qu’il couronne une femme, et elles ne sont pas si nombreuses quand on regarde la liste des récipiendaires… Sans vouloir à tout prix sacrifier à l’esprit du temps, alors qu’il existe des écrivaines de premier plan, ce sont surtout des hommes qui ont obtenu cette distinction. Cette année, c’est un prix à la fois français, politique et littéraire. Ce sont des choses qui me touchent.

J’ai découvert Annie Ernaux à 21-22 ans. Je me souviens de l’avoir lue sur une pelouse au château de Vincennes, j’étais alors étudiant à Paris. Je me revois aussi lisant Les Années dans une rame bondée du RER B. Mes yeux se mouillaient en allant au Parc des expositions où j’avais un travail ingrat, pendant que je lisais cette merveille qui me soufflait à l’oreille : le monde est fait de cette manière-là, ne sois pas dupe. D’une certaine façon, Annie Ernaux me disait : « Tiens bon et révolte-toi. » Ses livres donnent des leçons d’élucidation du monde et de soi-même, des leçons de littérature et aussi des leçons de vaillance et de résistance. Il y a chez elle un côté Rocky : elle ne se couche jamais, elle prend les épreuves de la vie – son milieu social, son premier mari (c’est La Femme gelée), puis ses études, ses histoires amoureuses… Chaque fois, elle en prend « plein la gueule », mais elle continue à tracer sa voie, à faire de cette matière qu’est sa vie le combustible de sa littérature.

« Ses livres donnent des leçons d’élucidation du monde et de soi-même, des leçons de littérature et aussi des leçons de vaillance et de résistance »

Elle a le souci, que j’ai aussi, de montrer la beauté de ce qui paraît ignoble a priori. Elle en voit le caractère magnifique car il y a là des gens qui jouent leur existence. Pour peu qu’ils vivent des choses dans ces lieux comme les hypermarchés, les ZAC ou les chaînes franchisées. Il y a des gens qui chantent, des familles qui y passent des samedis après-midi. Si on y est attentif, on peut y déceler une certaine qualité de beauté.

J’ai reçu deux leçons majeures d’Annie Ernaux. Elle m’a montré une manière d’insuffler, d’inoculer un peu des savoirs des sciences sociales dans la littérature. Elle n’est pas la première ni la seule, on retrouve cela dans Les Choses de Georges Perec. J’ai découvert cela par elle. Ensuite, elle m’a montré une autre dimension d’une efficacité redoutable : l’économie de moyens peut produire une puissance considérable. S’agissant de sa littérature, je parlerais de condensation. C’est-à-dire que la charge, au sens presque thermodynamique ou explosif du terme, est sans commune mesure avec l’ampleur du texte. La question est : comment nous affecte-t-elle autant avec si peu de mots ? C’est un fantasme, cela me touche même si je n’écris pas de cette façon.

Enfin, il y a deux autres aspects dans sa littérature. D’abord un refus de la bienséance. Quand elle parle de ses histoires d’amour, du monde social, elle n’y va pas avec des gants blancs et un monocle, elle y va vraiment franco. Elle part de son propre corps, elle parle de sperme, de sodomie. On le dit peu mais il n’y a pas que le transfuge de classe ou le féminisme. Son rapport au corps est très frontal. S’agissant d’une femme qui écrit dans les années 1970 et 1980, il fallait un très grand courage. Plus tard, quand je me suis demandé comment décrire le corps, le sexe, l’amour, cette leçon-là m’était restée.

Annie Ernaux a mis pour moi des mots sur des affects intimes qui étaient restés confus jusqu’à ce que je la lise : le transfuge de classe, ce que c’est que prendre des distances avec son milieu d’origine, avoir honte de ses parents, avoir honte d’avoir eu honte. La première qui m’a montré ça, c’était elle.

Pourquoi est-elle l’unique auteur à qui j’ai demandé une dédicace ? Parce que les seuls que j’admirais autant étaient morts ! J’avais une profonde admiration pour elle qui m’avait outillé pour penser le monde. Pour la littérature, pour tant de choses. Je pense, même s’agissant d’elle, qu’un écrivain importe moins que ses livres. Mais elle, j’avais envie de la voir, de payer ma dette envers elle. Et je lui ai offert mon roman qui lui devait beaucoup. Je lui ai donné mon livre et elle a commencé à lire la dédicace à haute voix, plutôt un assez long texte où je lui exprimais mon admiration et ma dette. Ça se terminait par : « Vous l’aurez compris, je vous aime. » Quand elle a commencé à lire, je lui ai dit « Non, pas ici ! », et je suis vite parti ! Plus tard, j’ai reçu une jolie carte postale où elle me disait ce qui lui avait plu dans ce roman.

Parmi les livres d’elle qui m’ont le plus marqué, il y a bien sûr ce récit phénoménal : Les Années. Le plus inouï est que dans un texte aussi bref, elle arrive à mettre autant de choses. On est à la fois dans l’intime, au plus près, et dans l’histoire de la France. On ne cesse de passer du détail à la fresque. On est dans une justesse totale, avec une impression de percolation du texte. Comme si elle avait eu beaucoup de matière qu’elle a ensuite pressée, pressée, pressée, pour en sortir du nectar. Chaque phrase est sidérante. J’aime aussi L’Écriture au couteau, où elle explique sa technique d’écriture, comment ça marche. Et encore Je ne suis pas sortie de ma nuit, sur l’Alzheimer de sa mère, La Femme gelée, La Place… 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

 

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