« Écrire, c’est donner de l’avenir au passé »
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Dans cet entretien-fleuve qu’elle nous avait accordé fin 2019 pour notre trimestriel Zadig (numéro 4), la future Prix Nobel de littérature revenait sur le terreau intime de son œuvre, marqué par ce qu’elle appelle les deux hontes, la honte sociale et la honte sexuelle. Celle qui a voulu écrire pour « venger sa race » se sert des mots comme personne pour décrire au plus près la condition des siens et les stigmates de classe qui ne l’ont pas quittée.
Parmi les souvenirs de votre enfance, quelles ombres et silhouettes se détachent ?
C’est tout d’abord Lillebonne et mes cinq premières années, profondément marquées par la guerre. La ville est proche du Havre, à une trentaine de kilomètres. Je pense aux bombardements, au bruit des avions qui tournent dans le ciel et qui m’ont causé des moments de grande frayeur.
Je me souviens en particulier d’un dimanche. Mes parents pique-niquent tranquillement dans la campagne. Il fait très beau. Nous mangeons un flan, dans lequel il n’y a sans doute pas beaucoup d’œufs à cause des restrictions. D’un seul coup, c’est le branle-bas d’une fuite précipitée. Mes parents enfourchent leurs bicyclettes. Je suis assise dans un siège, sur celle de mon père. Des avions tournent au-dessus de nous. Des bombardiers. Nous sommes en 1944, ce ne sont pas les Allemands mais les Alliés. La route traverse un bois, mes parents jettent les vélos dans le fossé et on s’enfonce entre les arbres. Ma mère s’éloigne plus avant dans la forêt. Je reste seule avec mon père. À ce moment-là, parce que ma mère s’en va et qu’il y a les avions, j’ai l’impression que je vais mourir. Chaque fois que j’entends parler d’une guerre et de bombardements à un endroit du monde, dans un coin lointain de ma mémoire, je sais ce que ça représente.
Chez elle, Annie Ernaux conserve précieusement la balance de l’épicerie de ses parents. photo Nicolas Guiraud
Je me souviens de votre frayeur lors de la guerre du Golfe en 1990-1991…
Je puis dire que mon corps se souvient de la guerre, comme je l’ai constaté en janvier 1991. À la télé, à la radio, on partait pour une guerre fraîche et joyeuse, les gens s’enfiévraient : il fallait mettre la pâtée à Saddam Hussein. François Mitterrand déclarait : « Les armes vont parler. » Le matin du 17 janvier, j’ai entendu passer des avions au-dessus de ma maison, de plus en plus rapprochés. J’étais à mon bureau. L’angoisse a commencé de m’envahir, irraisonnée, irrépressible, je me suis mise à pleurer. J’étais de nouveau la petite fille du bois de 1944.
De mes petites années à Lillebonne, avant 5 ans, j’ai bien sûr beaucoup d’autres souvenirs, très heureux. Ceux de la Libération, ce basculement étrange entre une atmosphère grise, sous la peur, et une espèce de folie, avec tout le monde dans la rue : « La guerre est finie », répètent les gens, et je suis heureuse, même si je ne sais pas ce que n’est pas la guerre. Il y a aussi les souvenirs du jardin public, un lieu enchanté au centre de Lillebonne, avec des arbres. Ma mère m’y conduisait l’après-midi parce que j’étais de santé très fragile, que le docteur avait recommandé de m’aérer le plus possible. Or le café-épicerie de mes parents était situé au fond de La Vallée, un quartier d’usines décentré, où stagnaient les brouillards. Il n’y avait pas de jardin chez nous, juste une courette séparée par un muret d’une rivière dans laquelle se déversaient les latrines et par où arrivaient les rats.
La Vallée, pour ceux qui s’en souviennent, c’était Zola, L’Assommoir, avec un nombre record de bistrots, dont celui de mes parents. Tout le monde, hommes et femmes, travaillait « au textile ». Les trois-huit y étaient la règle, et les mères déposaient leurs enfants à la crèche de l’usine dès 5 heures du matin. La Vallée était un monde en soi, à part dans Lillebonne, marqué par la pauvreté la plus âpre, et pourtant… Quand j’en suis partie à 5 ans, ce fut un arrachement, quelque chose comme un paradis perdu dont les images ne se sont pas effacées, non plus que les noms et les visages des gens, la vision des hautes cheminées de la filature, d’un canon rouillé à l’entrée du jardin public et sur lequel jouaient les enfants.
Le médecin avait conseillé fortement à mes parents de déménager de La Vallée, à l’environnement trop malsain pour moi. Il se trouve qu’à l’été 1945, un dimanche une fois encore, je me suis éraflée avec un clou rouillé et j’ai contracté le tétanos. J’ai failli en mourir. J’étais faible, anémiée. Mes parents, qui avaient vu mourir de la diphtérie deux ans avant ma naissance, au même endroit, ma sœur à 6 ans, ont dû redouter de me perdre aussi.
Vos parents décident donc de partir pour vous ?
Oui, le fonds de commerce a été vendu en un mois. Nous ne sommes pas partis bien loin, nous sommes allés à Yvetot, à une vingtaine de kilomètres. Pour mes parents, c’était un retour : ils y étaient nés, y avaient grandi, avaient travaillé dans la même usine de corderie, s’y étaient connus. C’est le berceau des deux familles et – fait significatif – ils avaient choisi d’inhumer là ma sœur, en 1938, et non à Lillebonne. Comme s’ils prévoyaient d’y revenir un jour. Il fallait alors que les morts soient proches des vivants.
« Il y avait toutes sortes de noms en Normandie pour les châtiments »
À Yvetot, ils n’ont d’abord pas d’autre endroit où loger qu’une maison de deux pièces dont le sol est en terre battue et qui a appartenu aux beaux-parents du frère de mon père. Yvetot est alors une ville de décombres, qui a eu le privilège d’être détruite deux fois : en 1940, lors de l’avance allemande ; en 1944, par les Alliés. Mes parents ne trouvent pas tout de suite un café-épicerie à reprendre – ils ne pouvaient pas prétendre à autre chose –, les seuls qui soient encore debout se trouvent dans les quartiers décentrés, restés intacts. En attendant, mon père travaille à reboucher les trous de bombes. C’est vers Noël 1945 que nous emménageons dans le commerce où j’ai passé toute ma jeunesse, situé dans le bas du quartier Clos-des-Parts.
Et là, merveille ! il y a une grande cour avec un pressoir à cidre et des tas de bâtiments hétéroclites appelés « loges », remplis d’objets et d’instruments qui vont faire mon bonheur, une machine pour torréfier le café, des casiers pleins de vieilles bouteilles poussiéreuses. Je me rappelle ce qui s’appelait un « camion à bras » – on en voit sur les vieilles photos des rues parisiennes –, une sorte de charrette qui n’est pas tirée par un cheval mais par un homme. Ce commerce existait depuis le début du siècle, rien n’avait été jeté au fil du temps.
Était-ce courant que café et épicerie se touchent ?
Pas dans les grandes villes, mais beaucoup à la campagne et dans les quartiers éloignés du centre des petites villes. Au café et à l’épicerie pouvait s’ajouter la vente de bois et charbon, activité que mes parents n’avaient pas reprise, faute de charbon peut-être. Mais, en plus de l’alimentation, ma mère vendait de la mercerie, des fournitures scolaires, des produits de beauté bon marché, un bazar de choses qui me ravissaient. C’était, quand j’avais 10 ans, ma petite caverne d’Ali Baba. Et j’ai vraiment adoré avoir un jardin, avec des poules auxquelles je lançais des vers de terre pour les voir se ruer dessus. Je pouvais y jouer été comme hiver à la marelle, à la balle au mur, faire des tours de vélo. C’était une sorte de commerce campagnard, fréquenté au café par les ouvriers des usines et des fermes avoisinantes – convivial, dirait-on aujourd’hui. En revanche, les conditions d’habitation étaient pires qu’à Lillebonne : pas d’autre lieu d’intimité qu’une minuscule cuisine coincée entre l’épicerie et le café et une grande chambre à l’étage.
J’ai en mémoire Les Armoires vides, roman dans lequel vous descendez et écoutez les conversations des clients qui viennent boire un coup le matin…
On vit avec les clients. Aucune porte ne sépare la cuisine du café. On ne peut imaginer d’existence plus « publique ». Je me souviens d’avoir souvent dîné le soir, quand j’étais petite, avec un type éméché, vacillant, debout dans l’ouverture de la


« Écrire, c’est donner de l’avenir au passé »
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