L’étonnement et une sensation de vide, un grand honneur et une grande responsabilité, ce sont les mots qui d’emblée sont venus à l’esprit d’Annie Ernaux le 6 octobre, lorsque, écoutant la radio dans sa cuisine, elle a appris qu’elle venait de recevoir le prix Nobel de littérature. Évoquant son « courage », le comité norvégien a voulu récompenser l’« acuité clinique avec lesquels elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». C’est probablement sa manière bien à elle de nouer par le fil de son écriture les événements les plus intimes et les plus collectifs – un art éclatant dans ses mémoires autobiographiques, Les Années – qui singularise l’œuvre de la première écrivaine française à recevoir la plus haute distinction littéraire.

« Écrire la vie » (titre du « Quarto » qui rassemble onze de ses œuvres et des extraits de son journal intime), c’est, sous la plume de l’ancienne professeure de lettres, écrire sa propre vie à l’aune de nos vies. Voilà sans doute pourquoi tant de lectrices, et de lecteurs aussi, se reconnaissent en Annie Ernaux, même quand elle évoque des pans très personnels de son existence – son enfance modeste et en rupture à Yvetot, dans le café-épicerie de ses parents, ses déchirures d’adolescente qui, devenue transfuge de classe par l’acquisition du savoir, connaîtra la honte, la honte des siens, la honte d’avoir eu honte d’eux, la honte sexuelle aussi, intimement liée à la domination masculine. Derrière chaque expérience souvent très intime, la passion amoureuse, l’avortement, sa condition de femme, Annie Ernaux parle à chacun sans jamais s’épargner, d’une « écriture comme un couteau » (titre de son livre d’entretiens paru en 2003), dans une langue crue, directe, presque chirurgicale, « sans bienséance », souligne Nicolas Mathieu dans ce numéro. Une langue économe d’effets, et qui pourtant déclenche chez qui la lit des déflagrations à couper le souffle.

Les titres de ses romans font entendre une voix qui nous parle. Il suffit de les égrener comme petits cailloux sur le chemin de l’existence, Les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien, La Place (la relation avec son père, la place qu’elle se construit loin de lui et des siens), Mémoire de fille, Une femme, La Femme gelée, Passion simple, Le Jeune Homme, L’Occupation, L’Événement, Se perdre, ou encore Regarde les lumières mon amour. Chaque livre d’Annie Ernaux remue quelque chose de très profond, enfoui même, en chacun de nous. Des sentiments mêlés de solitude et d’appartenance, de joie et de colère. C’est une écriture qui vient de loin, qui porte loin, une écriture universelle, aussi simple qu’intense, qui s’offre à nous comme un cadeau exigeant. 

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