Je rêve d’une France qui se donne le courage de la vérité. Nous en sommes loin car nous n’arrêtons pas de faire « comme si ». Comme si le président avait du pouvoir. Comme s’il n’y avait qu’une seule France. Comme si on pouvait décider sur le long terme. Comme s’il existait des réponses simples à un monde complexe. Personne n’est dupe. On a coupé la tête du canard et il continue à avancer. La démocratie marche encore, mais elle aussi n’a plus toute sa tête. Elle se fige dans des modèles anciens quand le monde nouveau est là.

On ne sait plus qui sont les Français, on ne sait plus combien il y a de France, où sont les clivages, où sont les durées, les horloges. Fronder ou non, libéra­liser ou non, se situer plus à gauche ou plus à droite, on ne sait plus ce que cela veut dire ! Être plus à gauche, est-ce vouloir davantage d’impôts ? Est-ce bétonner l’emploi de ceux qui en ont, donc fermer la porte à ceux qui n’en ont pas ? Est-ce cela, être de gauche ? On se croirait dans la chanson de Stromae, Papaoutai  Papa, où t’es ? – À remplacer par : la France, où t’es ?

Je vois au moins deux France, en simplifiant : celle des métropoles et celle de la ruralité. Un maire d’une ville comptant jusqu’à 100 000 habitants m’a dit : « Une personne dynamique, je la perds à 18 ans et je la retrouve à l’âge de la retraite. » Les métropoles aspirent. Elles produisent et redistribuent. Mais dans les villes plus petites, dans la « diagonale du vide », dépourvue de métropoles, entre les Ardennes et le Pays basque, les gens sont perdus. La France n’est pas une somme de Singapour. On assiste à une dérive des continents, accélérée par une formidable compétition des territoires. Et les deux France s’écartent l’une de l’autre. 

La question-clé est : quels sont les atouts des villes moyennes ? La réponse ne peut se limiter au prix moins élevé de l’immobilier. J’y réfléchis avec l’architecte et paysagiste Nicolas Gilsoul, qui a imaginé la ville fertile et le retour de la nature dans nos cités. Quand un entrepreneur souhaitera investir, choisira-t-il une métropole ou une ville moyenne ? S’il opte pour cette dernière, il lui faudra se demander si les conjoints de ses futurs employés accepteront d’y vivre également, ou si leurs enfants voudront habiter une ville sans université. Entre l’ennui et le manque de perspectives d’avenir, la ville moyenne est condamnée. Il convient d’urgence de redéfinir ce qu’est l’aménagement du territoire.

On se heurte alors au double génie français : ne pas faire l’inventaire de qui fait quoi, et fabriquer de l’impuissance en alourdissant le millefeuille administratif et politique. Entre patrons de régions et patrons de métropoles, des conflits ne cessent d’éclater. Comment ­comprendre que le président de la région Rhône-Alpes est chargé du développement économique, mais qu’il existe aussi un maire du Grand Lyon ? Où est le pouvoir ? La difficulté est la même avec le Grand Paris qui est tout petit et le sera plus encore demain : comment les prérogatives se partageront-elles, entre la présidente de région, le responsable du Grand Paris, et le maire de Paris ? À Hambourg, le bourgmestre de la ville dirige également le Land. L’excessive ­complexité de l’administration finit par tuer toute initiative.

Il faut se demander enfin où doit s’arrêter le pouvoir de l’État. Dans l’éducation, celui-ci est total. Bilan : un jeune Français sur cinq ne maîtrise pas la langue commune en classe de 6e. L’Éducation nationale fait ce qu’elle peut, mais elle prend de plein fouet la dégradation économique, l’explosion des familles, les tensions entre commu­nautés. Il est temps d’ouvrir la chasse aux illusions. Les professeurs sont des héros – je pèse mes mots. Mais on fait comme si l’école proposait encore des perspectives d’avenir. Non, non ! L’enjeu se noue pour les jeunes dès le primaire. Je ne serais pas gêné de voir des classes de deux-cents élèves dans certains endroits, et de cinq dans d’autres. 

Oui, je rêve d’une France qui se donne le courage de la vérité. Courage + vérité = fraternité. La politique, c’est l’art du possible, et non la coquetterie de l’impossible. 

 

Conversation avec Éric Fottorino

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