En 1790, un bureaucrate maladroit fit passer la frontière entre le département de l’Aveyron et celui du Cantal au milieu du village de Saint-Santin. Les indigènes – quelques centaines – commencèrent par rebaptiser leur bourg : Saint-Santin d’Aveyron fit désormais face à Saint-Santin-de-Maurs. On y établit une deuxième mairie. On y construisit une seconde église, à 17 mètres de la première ; comme son confrère d’en face, le curé y prêchait l’amour du prochain et l’oubli de soi. Le secret de la confession nous prive de savoir si les péchés rouergats différaient (et en quoi) des fautes auvergnates (puisque Saint-Santin divisé en deux relevait : au sud, du Rouergue, dont Jules César vante la vaillance des habitants ; au nord, du pays des Fouchtras, dont le Crédit agricole sait la puissance de travail). Les Cantaliens eurent leur bistro, les Aveyronnais, leur poste de secours contre la soif et nul, même déshydraté, ne se serait risqué à boire le coup chez l’étranger. L’épicier, dont la ligne de démarcation départementale traversait la boutique, dormait dans le Cantal, déjeunait dans l’Aveyron et servait sa pratique dans le no man’s land. Les deux écoles primaires dépendaient l’une de l’académie de Toulouse, l’autre de celle de Clermont-Ferrand. Les uns appartenaient à la région Midi-Pyrénées, les autres à l’Auvergne. Sur leurs deux terrains les footballeurs accueillaient leurs adversaires. Heureusement, leurs deux assignations régionales les empêchaient de jouer les uns contre les autres et de s’entre-tuer à la fin du match. Pas de mariages transfrontaliers : lorsque le facteur cantalien épousa la maîtresse d’école aveyronnaise, à la fin des années cinquante, cette transgression fit scandale. Trente ans plus tard, un confrère italien, à qui j’avais signalé la guerre des Saint-Santin, recueillit le récit des mariés et se crut replongé à Vérone au temps des Montaigu et des Capulet.

Le comble de l’apartheid moral entre les deux villages avait été atteint au retour de la guerre de 14-18. Les anciens combattants n’avaient accepté d’avoir un monument aux morts commun qu’à la condition que les noms des victimes soient gravés sur deux faces différentes. Pis encore, peut-être, ceux qui avaient survécu au même enfer en célébrèrent la fin en faisant banquet séparé. Bref, ceux qui vivaient ensemble pour le meilleur et pour le pire depuis le Moyen Âge se sont trouvé pendant deux cents ans des incompatibilités d’humeur parce qu’une ligne imaginaire avait été tracée entre eux. Ils n’ont eu de cesse de décrier leurs voisins, de proclamer leur propre supériorité et ils y ont cru. Le miracle – en tout cas le sujet de mon interrogation – est que la poudre n’ait jamais parlé.

Sans aller jusqu’à parler de réunification, Saint-Santin a aujourd’hui renoncé à ses inimitiés et à ses antagonismes. Un petit musée retrace l’histoire du bourg. Il est abrité dans l’ancienne maison de la trahison, celle de l’institutrice et du facteur. Un terrain de football avec une cage de but dans chacun des départements accueille l’équipe transmunicipale baptisée « L’Entente ». Ce n’est pas pour cette fin heureuse, mais pour ce que l’absurdité qui l’a précédée nous dit de l’humanité que je demande respectueusement au ministre de l’Éducation nationale que l’histoire de Saint-Santin soit enseignée dans tous nos établissements scolaires comme prémisse à toute éducation civique. 

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