L’acier noir se distingue à peine entre les palettes de soda et les cartons de chips, dans la réserve d’une épicerie des quartiers nord de Marseille. Mais ils sont bien là : deux fusils d’assaut de type kalachnikov, apportés en pièces détachées depuis Belgrade. 

Oubliez Lord of War, ce film hollywoodien où Yuri Orlov (Nicolas Cage) fournit des containers entiers d’armes de guerre à des régimes sanguinaires. En France, personne n’empoche des millions en vendant des armes illégales. Les importations se font au compte-gouttes, généralement une ou deux armes à la fois, pour sécuriser le trafic de stupéfiants ou organiser un braquage.

Le revendeur de l’arrière-boutique, en l’occurrence, est un trentenaire d’un quartier sensible de Marseille. Bob sur la tête, lunettes de soleil et veste de survêtement sur les épaules, il détaille son « business » : « On ne travaille qu’à la commande, sans stock. Les clients, déjà on les connaît, et ils versent un acompte. Après, on leur dit quand on a reçu la marchandise. C’est notre contact qui les fait venir de son pays et nous livre. »

Son « contact » est un ancien légionnaire, d’origine serbe, qu’il a connu à l’entraînement dans un club de boxe – le QG de la Légion se trouve à Aubagne, tout près de Marseille. En ex-Yougoslavie, héritage des guerres oblige, chaque maison possède au moins une arme. Achetée entre 250 et 300 euros sur place, la kalachnikov avec ses soixante munitions est revendue dix fois plus cher à Marseille, enrichissant chaque intermédiaire de quelques centaines d’euros.

D’abord albanaise puis croate et serbe, la filière balkanique trouve aujourd’hui ses principales sources en Bosnie. C’est là que Z., un autre Serbe, s’approvisionne, auprès de ses anciens « frères d’armes ». De cafés en cours de fermes, il récolte un pistolet par-ci, un chargeur par-là, selon les commandes de son revendeur en France qu’il a connu en prison. « Pour les gens là-bas, 250 euros c’est un mois de salaire, explique-t-il. Ensuite, avec les armes, on passe la frontière serbe à pied… La rivière Drina n’est pas profonde. » Restent quelques heures de trajet pour atteindre la Slovénie – et donc l’espace Schengen. « Parfois, ça passe à travers les bois mais, maintenant, avec les contrôles aux frontières pour les migrants, c’est de plus en plus dur. Le plus facile c’est de cacher les armes dans les camions turcs », précise ce trafiquant. Les bus internationaux, un temps prisés pour cacher un sac d’armes en soute, sont maintenant trop contrôlés.

Un trafic de fourmi, peu rentable. Et quasiment indétectable pour les services de police. « Ce n’est pas une filière très organisée comme pour les stups. Les types n’ont pas forcément un profil de voyous. C’est souvent un business d’opportunité : “Tu es originaire de tel pays, tu peux m’en rapporter ?” Et les armes voyagent dans des voitures individuelles ou des camions, dissimulées dans la marchandise », indique un policier de la PJ. 

Un peu d’histoire aide à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Les armes de la Seconde Guerre mondiale, parachutées aux Résistants par les Alliés, ont longtemps équipé les bandits à l’ancienne. Mais le gros des arsenaux des criminels est en fait composé d’armes légales : d’après le ministère de l’Intérieur, parmi les armes saisies en France, souvent en marge de trafics de stupéfiants, seules 3,5 % des armes de guerre – et moins de 2 % des kalachnikovs. Les autres ont été détenues légalement mais ont un jour basculé dans le marché gris. 

Chaque année, en effet, plus de 7 000 armes disparaissent à l’occasion de cambriolages. Le petit calibre que le buraliste utilise pour se protéger pourra ainsi faire partie du butin des braqueurs, au même titre que les cartouches de cigarettes. Ailleurs, les voyous suivront discrètement un amateur à la sortie d’un stand de tir. Ils repéreront sa maison pour la « visiter » un peu plus tard. Des cambrioleurs, basés à Lyon et à Grenoble, s’aventurent fréquemment en Suisse – selon l’ONG Small Arms Survey, il s’agit du troisième pays le plus armé au monde, après les États-Unis et le Yémen avec quatre armes en circulation pour dix habitants. L’arsenal de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, témoigne de cette porosité entre les mondes des collectionneurs, des cambrioleurs et des criminels. Six des sept armes du jeune Toulousain étaient anglo-saxonnes : quatre Colt, un fusil à pompe américain et un pistolet-mitrailleur Sten, l’une des armes des Résistants de 39-45.

Les armes de guerre plus récentes sont arrivées en France au gré des soubresauts géopolitiques. D’abord celles de la guerre civile libanaise, puis celles de l’ancien bloc soviétique. « Des quantités considérables de kalachnikovs avaient été produites dans tous les pays du pacte de Varsovie : Allemagne de l’Est, Roumanie, Bulgarie… » expose Philippe Salagnac, coordinateur de la lutte contre le trafic d’armes à la police judiciaire. « La Yougoslavie de Tito était non alignée mais avait une arme pour chaque paysan, chaque ouvrier, selon la théorie de l’armée populaire. »

La chute de l’URSS puis la fin du conflit en ex-Yougoslavie ont rendu ces centaines de milliers d’armes inutiles. Comme dans tout marché, l’offre doit rencontrer une nouvelle demande. Certaines partent vers le Kosovo voisin, vers les guérillas africaines… Et vers la France, où s’impose alors une nouvelle génération parmi les malfaiteurs, comme l’explique Jean-Charles Antoine. Président de la société de conseil en sûreté Citypol, cet ancien officier de gendarmerie a publié À armes illégales : Le trafic d’armes à feu en France (Éditions du plateau, 2015). « Dans les années 1980 et 1990, précise-t-il, les parrains qui tenaient Marseille ont été mis en prison ou tués. Toute une génération de jeunes caïds a voulu prendre la place, démultipliant les territoires et les conflits. Et cela coïncide avec Schengen, qui a fait disparaître les frontières. » 

Pour cette nouvelle génération, la kalachnikov est l’arme mythique. Bien que lourde et encombrante, elle a l’avantage d’être robuste. Surtout, il n’est pas nécessaire de savoir bien tirer. Une rafale suffit à « arroser » une large portion de trottoir ou l’habitacle d’une voiture. Puissante, symbolique, la « kalach » sert avant tout à intimider les concurrents ou les mauvais payeurs.

M., 22 ans, est l’un de ces utilisateurs « défensifs ». Son trafic de shit dans les quartiers nord de Marseille génère 30 000 euros de chiffre d’affaires tous les samedis soir. Le garçon ne manque pas une occasion de montrer à ses acolytes une kalachnikov venue de Croatie. « Je ne m’en suis jamais servi. Mais les mecs doivent savoir à qui ils ont affaire, dit-il. Pour ça, j’ai ma kalach. Sinon ils vont pas hésiter à me voler mes sous ou me carotter ou me prendre mes terrains (de vente). »

Pour s’entraîner, certains choisissent les forêts un peu isolées, mais le risque d’attirer l’attention est élevé. L’autre option consiste à prendre un billet d’avion pour l’une des destinations fétiches des jeunes de cité, la Thaïlande. Là-bas, moyennant 50 euros la demi-heure dans un stand, les tireurs amateurs peuvent s’entraîner à l’arme de guerre, en tongs et en short.

La demande existe, donc l’offre également. La conclusion du marché est ensuite affaire d’opportunité et de confiance. Personne ne peut avoir accès au trafic d’armes sans être introduit dans les réseaux. À Marseille, la connexion se fait dans les clubs de boxe. À la frontière belge ou en Seine-Saint-Denis, d’importantes communautés d’ex-Yougoslavie sont installées à proximité des quartiers chauds. Le contact a lieu dans un bar-tabac, un restaurant serbe ou lors de séjours en prison. 

Pour épuiser le trafic, les forces européennes collaborent au sein de la plateforme EMPACT. « La police française participe de façon très active à la formation de la police serbe sur le trafic d’armes, dans le cadre du processus d’adhésion à l’UE, indique Philippe Salagnac de la PJ. Ce qui nous inquiète aussi ce sont les futurs marchés d’importation : la Libye, l’Irak, la Syrie… On ne veut pas reproduire les erreurs du passé. Nous travaillons avec les pays limitrophes comme la Tunisie, le Liban et la Jordanie. » 

Autre source d’inquiétude : les armes dites « remilitarisées ». C’est à cette filière qu’a eu recours Amedy Coulibaly, le tueur de Montrouge et de l’Hyper Cacher. De nombreuses armes de guerre sont en effet bricolées pour ne pouvoir tirer qu’à blanc. On glisse par exemple un tube d’acier à l’intérieur du canon, pour en limiter le diamètre. Officiellement inoffensives, ces ex-armes de guerre sont en vente libre sur Internet. Le site slovaque AFG les propose par exemple pour des reconstitutions historiques ou des tournages de films. « Mais l’industrie du cinéma n’absorbe pas 200 000 kalachnikovs par an ! assure Philippe Salagnac. Les armes neutralisées selon la directive européenne ne peuvent pas être remises en état. Mais la Slovaquie ne l’appliquait pas rigoureusement, donc les armes étaient réactivables. »

Beaucoup de retraités du secteur de l’armurerie ont le savoir-faire nécessaire, comme dans la région de Liège, en Belgique. Il leur suffit de quelques équipements pour réactiver des armes neutralisées. Ils arrondissent ainsi leurs fins de mois, pensant sans doute fournir des collectionneurs passionnés. Mais un barbouze roubaisien a acheté des armes slovaques remilitarisées via l’une de ces filières belges. Et en bout de course, à la faveur d’un crédit à la consommation, c’est Amedy Coulibaly qui se les est procurées.

Aussitôt après les attentats de janvier 2015, la Slovaquie a modifié sa législation sur les armes « neutralisées ». Mais le site Internet AFG s’est aujourd’hui délocalisé en République tchèque, autre membre de l’Union européenne avec un lourd penchant pour les armes à feu… Quant à l’intermédiaire roubaisien, il a écopé de sept ans de prison. 

Vendre à un « terro », c’est le cauchemar des trafiquants d’armes. Empreintes digitales, ADN des utilisateurs successifs ou encore numéro de série sont autant d’indices pour les experts, qui peuvent remonter la trace d’une arme jusqu’à son pourvoyeur. « Les voyous trafiquent pour l’argent, ils ont du mal à comprendre qu’on prenne des risques par idéologie. Vendre un 9 mm à un vendeur de coke, ça ne les gêne pas, mais se rendre complice d’un massacre terroriste, c’est autre chose. Celui qui a fourni Mohamed Merah a pris quatorze ans de prison », rappelle un avocat connaissant le dossier. 

« Fournir des djihadistes, ça risque surtout d’attirer la police dans le quartier et donc de casser le business, confirme Jean-Charles Antoine, l’ex-officier de gendarmerie. Il arrive même parfois qu’un voyou appelle les gendarmes en disant : “Je ne vends pas d’armes, mais je vous préviens : un type en cherche pour faire une grosse connerie.” »

Jusqu’à récemment, donc, les deux « mondes » étaient hermétiques : aux voyous les armes de guerre, essentiellement dissuasives ; aux djihadistes les attaques au couteau ou à la voiture-bélier, à défaut d’accéder à d’autres équipements. Mais la donne change lorsque les ex-voyous se radicalisent, car ils ont encore accès aux réseaux. Nemmouche, Merah, Coulibaly, les frères Kouachi… tous les terroristes qui ont utilisé des armes de guerre avaient un passé de délinquants ratés. « Cela fait à peu près vingt ans que des voyous deviennent djihadistes, comme Khaled Kelkal [l’un des responsables des attentats de l’été 1995 en France]. Mais ça s’accélère, s’inquiète Jean-Charles Antoine. À l’avenir, ce seront les “revenants” de Syrie le gros problème : ils ont le savoir-faire et pourront demander à des connaissances de leur acheter des armes. »

Dans son appartement du IXe arrondissement de Paris, M., Serbe de 40 ans à la coupe militaire, a fourni des armes aux cités du 93 pendant des années. Mais il assure qu’il n’écoulera pas ses deux dernières kalachnikovs. « Depuis les attentats c’est vraiment trop chaud. Tu risques de prendre vingt ans pour une arme qui te rapporte un bénéfice de 500 euros... Moi je vends pas aux terroristes. » Il s’est reconverti dans l’écoulement de voitures volées à destination des Balkans. 

Le trafic traverse donc une période creuse en France. Les risques encourus, la multiplication des perquisitions en raison de l’état d’urgence, les contrôles sur les routes des migrants ont tari les flux. Selon nos informations, même le milieu marseillais et le banditisme corse peinent à se fournir. Mais les forces de l’ordre et les observateurs restent sur leurs gardes. « La seule solution serait une agence européenne qui ne travaillerait que sur le trafic d’armes, comme l’ATF aux États-Unis, estime Jean-Charles Antoine. Et en France, plutôt que de stigmatiser les détenteurs légaux, il faut les incorporer à un plan global de prévention. Ils pourraient servir de lanceurs d’alerte : telle personne est laxiste dans ses dons d’armes, tel club de tir laisse des gens s’entraîner à l’arme automatique… »

Dernier point de vigilance, technologique cette fois : l’impression d’objets métalliques en 3D, à partir de poudre de métal soudée au laser. Déjà utilisée dans l’aéronautique, la méthode pourrait un jour se démocratiser. Les copies d’armes seraient alors parfaites, au micron près, et échapperaient à tout enregistrement. 

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