Un peu plus de cinq ans ont passé depuis #MeToo. Quelles victoires peut-on célébrer en cette journée du 8 mars 2023 ?

Le 8 mars est avant tout une journée de lutte et de combat pour les femmes. Cette année, comme en 2020, la question du travail et des retraites vient s’ajouter aux revendications habituelles. Mais l’idée de fête n’est pas absente de cet événement puisque le 8 mars est aussi un moment de retrouvailles pour les féministes. Elles reprennent la rue ensemble, dans la joie et la sororité. Et cette année, on peut célébrer le fait que la mobilisation perdure avec une telle intensité depuis 2017. Nous n’aurions jamais pu imaginer, à l’époque, que #MeToo allait avoir une telle ombre portée. C’est tout à fait impressionnant.

Au-delà de la dénonciation des violences faites aux femmes, qu’est-ce que #MeToo a permis ?

C’est encore difficile de faire un bilan définitif de cette période que nous vivons toujours. Cela dit, on peut remarquer, outre la prise en compte de la question des violences dans la sphère publique, politique et parlementaire, l’ouverture d’un espace d’expression féministe très impressionnant. Il se traduit par l’émergence de nouvelles organisations, la multiplication des collectifs, devenus si nombreux qu’il est quasi impossible de les inventorier. Ce dynamisme se fait sentir aussi bien dans la rue qu’en ligne. #MeToo a également permis l’ouverture d’un espace d’expression médiatique, plus seulement dans les médias féministes, mais aussi à l’intérieur des rédactions généralistes. Une nouvelle génération de journalistes s’empare de ces sujets et prolonge les débats qui existent dans le milieu militant. Une offre éditoriale foisonnante donne par ailleurs à lire, à penser le féminisme. On est dans un moment de très forte circulation des idées féministes dans l’espace public. Cette circulation rencontre évidemment des oppositions, qui suscitent des débats, des conflits, des contre-mouvements, mais ceux-ci confèrent de fait une audience plus large aux idées féministes.

Cette vague #MeToo a-t-elle pour autant vraiment atteint les institutions ?

L’ensemble de ces expressions féministes et leurs échos exercent une pression sur les pouvoirs publics. Depuis #MeToo, on peut se réjouir de voir émerger à nouveau ce que la sociologue Laure Bereni a appelé « l’espace de la cause des femmes » au moment de la bataille pour la parité en politique : la multiplication de relais féministes au sein même des institutions et en dehors. Chacune se mobilise dans son univers social, mais, ensemble, elles forment un tout lié par des luttes communes et imbriquées. Ainsi #MeToo a précipité plusieurs changements législatifs, par exemple la loi Schiappa qui, en 2018, introduit la contravention pour outrage sexiste ou encore l’élargissement de la notion de harcèlement sexuel dans le Code du travail en 2021.

Dans la société civile, le terme « féministe » est-il à présent pleinement accepté ?

Le terme est de plus en plus accepté et revendiqué, notamment par des femmes ordinaires qui ne sont pas forcément engagées dans des collectifs. Elles vont se dire féministes sur les réseaux sociaux en relayant des hashtags, des revendications, mais aussi dans leur sphère professionnelle ou familiale. Elles osent davantage mettre en avant cette identité, surtout parce qu’il est devenu moins pénalisant de l’affirmer. Dans le milieu politique, il est également convenu pour une femme ou un homme politique de se dire féministe. Le terme est même parfois revendiqué par des groupes traditionnellement opposés aux idées féministes, qui le vident ainsi de sa substance. Cette forte circulation du terme est assez caractéristique d’un moment de grande mobilisation. C’est le cas aujourd’hui, mais ça l’était aussi au tournant des années 1900 et dans les années 1970. L’Histoire montre que lorsque les mobilisations s’affaiblissent, le mot « féministe » cesse d’être un étendard. Nous ne sommes donc pas à l’abri qu’il redevienne l’apanage des militantes.

Dans quelles filiations le mouvement #MeToo s’inscrit-il ?

#MeToo n’a pas surgi de nulle part. Les violences sexistes et sexuelles (VSS), longtemps appelées « violences faites aux femmes », font l’objet d’une longue histoire de combat. Dès les années 1970, la question du viol, des violences domestiques, du harcèlement sexuel au travail et du harcèlement de rue – qui ne portait pas encore ce nom – est au centre des revendications féministes. En 1972, dans la salle de la Mutualité, à Paris, deux « Journées de dénonciation des crimes contre les femmes » sont organisées par le Mouvement de libération des femmes (MLF). En 1976, à Bruxelles, à l’occasion d’un « Tribunal international contre les crimes faits aux femmes », la sociologue Diana Russell utilise pour la première fois le terme « fémicide », qui devient ensuite « féminicide ». Les années 1980-1990 marquent l’institutionnalisation de la question des violences sexistes et sexuelles avec l’apparition de campagnes officielles. Au début des années 2000, l’Enveff, la première grande enquête de l’Institut national d’études démographiques (Ined) à ce sujet, vient chiffrer ces violences à l’échelle de la France métropolitaine. #MeToo marque un tournant, car ce mouvement a rendu à la rue ce combat. Soudainement, les actions des collectifs féministes se retrouvent à nouveau sur le devant de la scène. Et cette dynamique s’est diffusée très largement auprès de femmes qui n’étaient pas forcément mobilisées. Des témoignages de femmes ordinaires sont venus confirmer toutes les études, toutes les revendications des féministes depuis des décennies.

#MeToo est-il ainsi un moment exceptionnel dans l’histoire du féminisme ?

La mise en avant des témoignages n’est absolument pas un phénomène nouveau. Les féministes des années 1970 y étaient déjà très attentives. Elles rendaient visibles des histoires personnelles collectées à partir d’échanges informels dans des groupes de parole, et elles rendaient publiques les expériences partagées des femmes, notamment concernant l’avortement. C’était même un élément central de leur lutte. En 1971, le « Manifeste des 343 », dans lequel des femmes révèlent s’être fait avorter et appellent à la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, est signé par des célébrités mais aussi par des anonymes. On a d’ailleurs oublié que ce manifeste se transforme rapidement en pétition. La boîte postale indiquée sur le manifeste reçoit des lettres de témoignage et des signatures de femmes ordinaires. Sur RTL, l’émission Allô, Ménie, qui se fonde sur les témoignages et les questions d’auditrices, consacre plusieurs épisodes à l’avortement.

#MeToo a néanmoins ses spécificités. D’abord, ce « féminisme de hashtag » rend visibles ces témoignages par centaines de milliers. Quant au format numérique, il transforme la manière de dire les violences, de les exprimer. Les travaux récents sur le hashtag #MeToo et sa déclinaison française #BalanceTonPorc montrent que cet événement marque l’invention d’un langage. Grâce au hashtag, on peut user de l’ellipse, ne pas entrer dans les détails par exemple. On peut s’identifier à d’autres en reprenant les mêmes motifs, les mêmes mots.

#MeToo a-t-il ses faiblesses ? Quels sont les angles morts du féminisme actuel ?

Historiquement, ce qui rend les luttes féministes vulnérables, ce sont d’abord les mouvements d’opposition. Ils sont actuellement très virulents et ont trouvé une expression médiatique, sociale et politique avec, notamment, la candidature d’Éric Zemmour, antiféministe assumé, pour ce qui est de la France ou, aux États-Unis, la présidence de Trump, qui a permis au mouvement contre l’IVG d’obtenir l’abolition de l’arrêt qui garantissait le droit à l’avortement au niveau fédéral. Et, en Iran, la répression des mobilisations des femmes a fait des centaines de morts.

Il faut aussi prendre en compte les divisions internes aux mouvements féministes, qui viennent fragiliser leur unité et parfois la faire éclater. Je pense aux années 1990-2000, en France, où les féministes se sont déchirées autour des questions du voile et de la prostitution. À l’époque, le 8 mars, les militantes défilaient dans des cortèges différents, sur des parcours différents. Ce serait impensable aujourd’hui ! Il existe toujours plusieurs cortèges, certes, mais ils défilent ensemble et regardent dans la même direction.

L’« intersectionnalité » est-elle une particularité de notre époque ?

Pas du tout. Le concept d’intersectionnalité et son usage à l’université remontent aux années 1990, et il s’ancre dans les revendications des féministes noires américaines ou des militantes lesbiennes qui mettent en avant les inégalités au sein même de la catégorie « femmes ». Mais ces questionnements, eux, existent depuis la fin du xixe siècle, autour de la question du féminisme bourgeois et des classes populaires, de l’articulation possible entre la lutte contre l’esclavage et contre la domination masculine, de la critique d’un féminisme colonial… Comme les revendications féministes viennent remettre en cause les rapports de pouvoir dans la société, elles croisent d’autres grandes questions sociales et s’enchevêtrent forcément avec elles. On observe aujourd’hui comme au xixe siècle une volonté des mouvements féministes de réfléchir à ces problèmes et, en même temps, une incapacité à y apporter de réponse définitive.

Le mouvement #MeToo a-t-il laissé certaines femmes de côté ?

C’est une question importante, car #MeToo a vraiment donné l’impression d’un mouvement universel, qui touchait toutes les femmes. Mais les études qui commencent à émerger montrent qu’en réalité, de nombreuses femmes ont été invisibilisées – en premier lieu, Tarana Burke, cette Afro-Américaine à l’origine du concept « Me too » dans les années 2000. Il apparaît donc que certaines formes d’expression minoritaires sont moins audibles et davantage attaquées et mises en doute – celles qui émanent, par exemple, des femmes trans, ou encore des victimes d’agressions sexuelles qui ne correspondent pas à l’image que la société se fait du viol. La remise en cause de la parole des victimes, déjà très courante, est décuplée quand les témoignages proviennent des minorités. Il y a du reste eu d’autres hashtags visant à libérer la parole de ces groupes spécifiques, mais ils n’ont pas eu la même portée que #MeToo. Tout cela va donc à l’encontre de l’image qui fait de #MeToo un mouvement complètement universel et unanime. On y retrouve les rapports de pouvoir qui existent au sein de la société. Certaines femmes, en France, n’ont d’ailleurs jamais entendu parler de #MeToo. La preuve que le combat n’est pas achevé. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT & MANON PAULIC

 

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