Le samedi 23 septembre 2017, Sandrine Bouchait prend son petit-déjeuner, jetant un œil distrait sur son téléphone quand surgit la notification d’un message. Un inconnu lui demande de l’appeler au plus vite. Il se présente comme un proche du conjoint de sa petite sœur, Ghylaine. Cette nuit, il y a eu un incendie, l’alerte-t-il, au domicile du couple : Ghylaine est hospitalisée, ainsi que sa fille, Cloé, âgée de 7 ans. Sandrine Bouchait pense à un accident et téléphone aussitôt au commissariat, qui la redirige vers la police judiciaire. Une heure après, auditionnée dans leurs locaux, l’aînée comprend que, non, sa sœur ne dormait pas pendant l’incendie, comme elle se l’imaginait, mais que son conjoint l’a immolée. En ressortant du poste, la quadragénaire se souvient de cette sensation de « ciel qui tombe sur la tête ». C’est la solitude qui la submerge.

Sandrine Bouchait est l’aînée d’une fratrie très soudée de quatre enfants. Ghylaine est la petite dernière, celle que tous les autres aimaient « chouchouter », se remémore-t-elle, lors de notre rencontre, fin février, à Boulogne-Billancourt, en lisière de Paris. Sandrine m’a donné rendez-vous dans une salle commune au rez-de-chaussée de sa résidence. De l’autre côté de la cour, il y a l’appartement dans lequel les Bouchait ont grandi. Les parents étaient les gardiens. Pour s’installer avec son conjoint, reprographe, Sandrine a emménagé trois étages plus haut, où elle a élevé deux fils. Son frère et ses sœurs y étaient souvent conviés, pour les fêtes ou juste pour des soirées à jouer aux cartes. « Tous les quatre, on est dans notre bulle, sourit-elle. On a du mal à laisser entrer les autres. » Alors, quand le compagnon de sa sœur semble froid ou distant, Sandrine met ça sur le compte de la timidité. Elle le choisit même comme parrain pour l’un de ses fils. « Je lui faisais confiance », regrette-t-elle.

« Il s’agit de transformer l’horreur en quelque chose d’utile »

Brûlée à 92 %, Ghylaine n’a aucune chance de survie. « Sur son lit d’hôpital, je lui ai promis de prendre soin de Cloé et que ça ne resterait pas impuni », glisse Sandrine, d’une voix brisée. Puis elle reprend d’un ton ferme : « On pourrait croire que tout s’arrête quand la victime décède. Mais pour nous, les proches, ça ne fait que commencer. » Elle jongle sans relâche entre son travail d’auxiliaire de puériculture et la montagne de démarches à accomplir dans l’urgence : rattacher sa nièce à son régime de Sécurité sociale, l’inscrire à l’école du quartier, assurer son suivi psychologique et payer ses consultations, lui racheter une garde-robe, etc. La liste est longue. Sandrine pioche dans ses économies. 

Au bout d’un an, elle quitte son travail et « s’effondre », dit-elle. La quadragénaire trouve du réconfort sur Internet. Une page Facebook – « Féminicides par compagnon ou ex » – recense depuis 2016 ces crimes conjugaux. L’une des administratrices l’intègre à un groupe privé pour qu’elle puisse échanger avec d’autres internautes concernés. Eux aussi souffrent de l’absence. Eux aussi affrontent l’imbroglio administratif, financier et judiciaire de l’après-féminicide. Eux aussi sont parfois soumis à des situations aussi ubuesques que de devoir nettoyer par leurs propres moyens la scène du crime. Alors, quand le Grenelle sur les violences conjugales est annoncé par le gouvernement, à l’été 2019, ces familles se réjouissent. « Enfin, on va nous entendre », se prend à espérer Sandrine. Arrive la rentrée, toujours pas d’invitation. Dans le groupe émerge l’idée de monter leur propre association. Les statuts de l’Union nationale des familles de féminicides sont déposés en octobre. Sandrine Bouchait en devient la présidente : « On a créé l’UNFF à l’arrache, sans savoir où nous allions. »

Sandrine Bouchait refuse l’étiquette de militante

Trois ans et demi plus tard, elle a néanmoins ses entrées dans les sphères de pouvoir. L’Oréal a alloué une enveloppe de 50 000 euros à la structure, se félicite-t-elle. Cette année, Isabelle Rome l’invite pour le 8 mars au ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Le mois dernier, le 11 février, l’UNFF organisait un colloque au Sénat, aux côtés de la sénatrice Les Républicains Micheline Jacques, pour réfléchir à la création d’un statut de victime pour les orphelins et orphelines de féminicides. « Il faut prendre en charge ces enfants jusqu’à leur autonomie, sur le plan psychologique, mais aussi les accompagner après, notamment en créant des bourses d’études et en leur facilitant l’accès au logement, explique la bénévole. Le but ultime, c’est que ce statut soit étendu à la famille rapprochée, comme c’est le cas pour les familles de victimes d’attentat. » 

Sandrine Bouchait refuse l’étiquette de militante. « Je fais juste en sorte que ce qui est arrivé à ma sœur ne serve pas à rien. Il s’agit de transformer l’horreur en quelque chose d’utile. » Le meurtrier de Ghylaine a été condamné à une peine de 20 ans de réclusion, assortie du retrait total de l’autorité parentale. « J’ai tenu la promesse faite à ma sœur. » Dans la salle commune, l’heure a tourné. Sandrine Bouchait réajuste son foulard avant de remonter au troisième. Les enfants l’attendent, tous les trois. Ses deux fils et Cloé, qui a aujourd’hui 12 ans. À sa demande, sa tante l’a adoptée : « Elle voulait que mes fils deviennent ses frères, et je suis devenue sa maman. » 

LAURÈNE DAYCARD

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