Beaucoup de Français ont un problème avec la France. Normal, la France en a aussi un avec elle-même. Un problème ontologique que ne résoudra pas la réforme de sa carte administrative surchargée d’échelons territoriaux ni la suppression des départements. Plus qu’aucun autre pays, elle s’interroge sur sa destinée. Certes, elle a des difficultés à affronter un monde moderne qui n’est pas fait pour elle. Plus grave encore : elle n’a plus foi en elle-même. Elle a perdu le principe qui l’animait dont elle tirait un orgueil : celui d’avoir une mission à accomplir dans l’ordre de la civilisation. Désormais elle ne semble plus savoir ni d’où elle vient, ni qui elle est, ni où elle va. Les élections européennes ravivent ce malaise ; la mondialisation le creuse. 

Le fond des choses est là : les Français ne savent plus à quoi se rattacher. La religion catholique qui fut dominante, pas plus que le catéchisme républicain qui a tenté de lui succéder, ne remplissent leur fonction de donner un sens à la collectivité. Qui songerait aujourd’hui à écouter leurs préceptes et à les méditer ? Les Français, autrefois apôtres, se sentent ravalés au rang de consommateurs. Ils ne peuvent plus prendre appui sur rien de solide : ni sur l’histoire, ni sur la société, ni même sur la famille. À l’inverse du dieu mythologique Cronos qui dévorait ses propres enfants, la France voit ses enfants la dévorer : les idées de liberté qu’elle a si généreusement enfantées se retournent contre elle, la paralysent en l’enfermant dans ses contradictions. Les Français, premiers à avoir inventé l’Europe, sont en proie à l’euroscepticisme. Forts de leurs droits, ceux-ci se comportent comme s’ils n’avaient plus aucun devoir à l’égard de la société. On a ainsi créé des millions de Jean-Jacques Rousseau qui veulent établir une législation à leur convenance, faire plier la société selon leur désir, la modeler au gré de leurs caprices.

Marc Bloch disait qu’on ne peut pas comprendre la France si on n’est pas autant ému par la cérémonie du sacre des rois à Reims que par le baptême des arbres de la Liberté au début de la Révolution. Je me souviens d’un des rares moments intenses où j’ai senti encore palpiter l’âme de la France. Je me trouvais à Hanoï le soir où Dominique de Villepin intervenait à l’ONU pour défendre la position française hostile à l’intervention américaine en Irak. Soudain, devant un public d’expatriés, très sensibles sur le chapitre de la mère patrie, le discours du ministre transmis par la télévision a fait vibrer cette corde particulière qui nous étreint lorsque la France exprime le message que les Français, mais aussi le monde, attendent d’elle. Cette déclaration dépassait son objet : pour chacun elle offrait l’occasion de laisser remonter en soi les émotions que suscite son histoire. Tous les héros et les symboles semblaient s’éveiller : l’appel de de Gaulle, les jeunes fusillés du Mont-Valérien, Malraux saluant la mémoire de Jean Moulin, mais aussi Montesquieu, Voltaire défendant la cause de Calas et de Sirven, Hugo, Zola, Camus, Mauriac s’insurgeant contre la torture en Algérie. Tous et bien d’autres affluaient dans les esprits, chacun illustrant l’idée d’une France fidèle à sa mission en faveur de la civilisation et attachée à hausser le capital de l’esprit.

Cette vocation spirituelle de notre pays, on s’en soucie très peu. Les Français souffrent d’une carence d’idéal parce qu’ils n’ont cessé de se battre pour de grandes causes, souvent même au détriment de leurs intérêts. Pour la ­première fois de leur histoire, frustrés d’être démobilisés de leur mission, ils assistent au spectacle d’un monde qui se fait sans eux. L’historien Kantorowicz a évoqué le double corps du Roi, sa part charnelle et sa part mystique : on pourrait parler aussi du double corps de la France. L’un et l’autre sont en piteux état.

Et cette question, l’Europe, qui a été une espérance, ne contribue pas à la résoudre. Elle ne fait que l’irriter. Que garder de la France, de sa part idéaliste, de sa culture universaliste, dans un système de marchés et d’échanges commerciaux ? Cette idée de la France à la fois spirituelle, littéraire et éthique, chère à de Gaulle, à Romain Gary, à Cioran, à André Suarès qui disait généreusement : « aimer la France, c’est aimer aussi tout ce qui n’est pas la France » – cette idée, quelle chance a-t-elle de survivre dans un monde qui n’est pas au diapason des valeurs constitutives de son être ? Si beau que soit le destin de la Grèce antique, il n’est pas enviable. Pourtant nous semblons nous en accommoder sans regimber. Pour les Français si prompts à prendre feu et flamme, cette absence d’indignation inquiète. De Gaulle s’exclamait : « À l’heure du désastre, si j’ai pu relever la nation, c’est grâce au tronçon d’un glaive et à la pensée, – je dis bien la pensée – française. » Le temps paraît bien révolu, où la pensée française était placée au cœur de l’action politique. 

 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !