Je porte au service public un attachement déraisonnable. Enfin, c’est ce qu’on dit. Il s’est tenu à l’université d’Angers, en septembre 2016, un colloque sur « les critiques libérales du service public ». Pour les résumer, elles tournent autour des points suivants : 1) le service public entraîne des atteintes à la propriété privée ; 2) il occasionne des déséquilibres au détriment des plus pauvres ; 3) il est inutile du point de vue de l’égalité ; enfin, petit 4) il est le lieu de dérives autoritaires.

De fortes raisons pour y renoncer ? Pas si sûr, une réfutation point par point est possible. Pour moi, je me contenterai de leur opposer ce sentiment confus, diffus, que le service public est notre bien le plus précieux. Ce sentiment irrigue et anime la conscience populaire. La conscience populaire n’est pas forcément férue de droit administratif ou d’histoire. Elle distingue mal les fonctions régaliennes de celles qui ne le sont pas. Elle n’a pas de rapport direct avec les premières, défense nationale, justice, police, sauf pour en accepter parfaitement le principe : qui souhaiterait que la défense nationale soit confiée à des milices et à des mercenaires ? Qui souhaiterait aujourd’hui que la justice soit partagée entre l’Église et l’État, et appliquée différemment au nord et au midi ? Qui n’est pas inquiet à l’idée qu’une police privée se mette en place dans une région, un département, une ville, et même un supermarché ? La police fait toujours un peu peur, mais plus encore lorsqu’on ne sait pas qui la paie, et qui la commande.

Qui souhaiterait que la défense nationale soit confiée à des milices et à des mercenaires ?

Mais ce sont les fonctions « non régaliennes » qui sont le lieu d’une expérience quotidienne. C’est l’enseignement, les services de santé, les transports et communications qui incarnent cette forme de l’État envers laquelle la conscience populaire témoigne d’une reconnaissance charnelle. La conscience populaire, c’est la mémoire des anciens pauvres : le souvenir d’avoir vu naître un État nouveau, sous une forme nouvelle qui les arrachait à leur passé de soumission et de précarité, pour les faire entrer dans un univers qui les incarnait, eux les sans-pouvoir. Quelle condescendance aujourd’hui pour désigner cette révérence que les anciens pauvres lui portent ! Comme on comprend mal ce qu’a signifié l’émergence de ce nouveau monde ! Jusque dans l’espace et la figure des lieux.

Il me suffit de me reporter à mes années d’enfance pour le saisir. Sur la place de mon village, un rectangle irrégulier se dessine comme suit. À droite, une splendide église romane, l’une des plus vieilles de France. En face, dans ce style caractéristique des dernières années du XIXe siècle, les premières de la République, la mairie-école (de garçons). Enfin, à gauche, un peu plus bas, dans une architecture années trente, la poste. J’entends encore le cliquetis du central téléphonique dans son armoire de fer. La gare est un peu plus loin. La République avait été précédée de quelques décennies par le Second Empire, qui avait voulu les premiers développements du chemin de fer pour désenclaver les territoires, pour le commerce et l’industrie. Mais la République en a fait son symbole, avec l’école : davantage d’instruction, davantage de réseau ferré, c’est ainsi qu’elle s’est installée jusque dans le plus petit village (d’où la résistance et la colère chaque fois qu’on ferme de petites lignes, ou une école).

Un village, un bourg, une petite ville, c’est un livre qu’on déchiffre plus facilement qu’une grande agglomération. Tout cela est une réalité quotidienne, chargée de symboles vécus. Il y a le monde d’avant (d’avant la Révolution, d’avant la République). Et il y a le monde d’après. Avant : la puissance, c’est l’église, et les châteaux, grands édifices de pierre, solennels et toujours vaguement menaçants. La nouvelle architecture (surtout les mairies, les écoles) se veut solennelle aussi. Mais d’un autre type : parce qu’elle incarne un nouveau pouvoir, dont chacun sait bien qu’il est en quelque façon le sien. L’État n’est plus seulement ce qui commande, et qui s’impose, il est l’expression de la « volonté générale », dit Rousseau. C’est elle (c’est-à-dire vous et moi) qui lui donne sa légitimité. L’État nous doit tout. Pas seulement, comme on le dit aujourd’hui, non sans un secret mépris, dans le sens où on attend tout de lui. L’État nous doit tout parce que le ressort de sa puissance, c’est nous. C’est le peuple souverain, et non le décret providentiel qui confiait auparavant l’exercice du pouvoir à un monarque (absolu).

L’État n’est plus seulement ce qui commande, et qui s’impose, il est l’expression de la « volonté générale », dit Rousseau

D’où la secrète joie de voir toutes ces nouvelles constructions, s’élevant en l’honneur et au nom de ceux qui jusque-là se contentaient de subir et de payer. C’était la forme que prenait, obscurément saluée, la victoire du droit sur le privilège. Quel changement profond, aux conséquences infinies ! 

Naturellement, la déception, le découragement sont venus. La désillusion devant les résultats du vote. La fatigue des usagers devenus des clients. Et pourtant, quelle tristesse aujourd’hui, chaque fois que des coups sont portés au service public ! On le sent obscurément ; c’est l’intime solidarité d’un peuple avec ses institutions qui est en danger. Dans mon ancien village, je ne passe jamais sans émotion devant le site de l’ancienne gare, aujourd’hui démolie. Quant à la poste, elle vient de fermer. La vue de ces lettres « Postes Télégraphes Téléphones », profondément gravées dans la pierre, serre le cœur.

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