Qu’est-ce qui vous surprend le plus aujourd’hui ?

Que l’on soit si peu surpris.

Qu’est-ce qui vous indigne, vous révolte ?

Que l’on méprise les indignations et que l’on réprime les révoltes.

Que vous inspirent le jeu politique actuel et l’état de la gauche, qui est votre famille ?

Il me faut constater le vide de la pensée politique, la réduction du politique à l’économique, la réduction de l’économique au néolibéralisme ou sur-capitalisme. La gauche est en miettes faute d’une pensée qui puisse retrouver ses sources d’inspiration, comprendre notre époque et concevoir un changement de voie.

La crise mondiale de la démocratie a suscité des régimes néo-autoritaires et son aggravation pourrait engendrer dans de nombreuses nations, dont la nôtre, un néototalitarisme de surveillance où nous serions sous contrôle total via la reconnaissance faciale, les drones d’inspection, le recensement de nos communications, y compris par Internet… sans compter les délations et les enquêtes policières classiques.

Comprenez-vous ceux qui se disent fatigués de la démocratie ? 

Je crois qu’ils sont fatigués de la crise de la démocratie.

Aimez-vous notre époque ? Qu’a-t-elle pour vous de passionnant et d’étonnant ? 

L’humanité est arrivée dans les soixante-quinze dernières années à une époque critique où ses plus grandes prouesses scientifiques, techniques et économiques ont créé des périls extrêmes pour son existence en même temps que des possibilités d’avenir jusqu’alors impensables.

1945 : l’arme nucléaire ouvre la possibilité d’une autodestruction de l’humanité.

1972 : le rapport Meadows révèle le processus de dégradation de la planète, tant dans sa biosphère que dans sa sociosphère humaine. Les décennies suivantes voient son aggravation continue.

1980 : l’idéologie transhumaniste prend son essor en Californie. Elle annonce une métahumanité dotée de l’immortalité et une métasociété harmonieusement réglée par l’intelligence artificielle.

2000 : la mondialisation s’opère par l’unification techno-économique du globe, qui comporte la généralisation en tous continents des communications immédiates, ainsi que la généralisation du capitalisme dans les nations ex-communistes.

Années 2000 et suivantes : la conjonction de la mondialisation et des périls nucléaires et écologiques crée une communauté de destin pour toute l’humanité.

2000-2019 : domination mondiale du profit, crise des démocraties, accroissement des régimes néo-autoritaires, formation d’un totalitarisme de surveillance dont la Chine devient le premier exemple.

2020 à une date encore inconnue : une crise mondiale et multidimensionnelle, issue de la pandémie du Covid, qui apporte d’énormes incertitudes sur le présent comme sur l’avenir de chacun, de chaque nation, du genre humain ; elle peut accélérer un processus catastrophique ou stimuler la recherche d’une nouvelle voie qui serait salutaire.

Tout cela est à la fois étonnant, passionnant et inquiétant, et en même temps, cela nous amène à réformer notre système de connaissance et de pensée pour comprendre notre époque dans ses complexités et savoir agir dans l’incertitude.

En somme, notre époque est la première où l’humanité a créé les conditions de son anéantissement (arme nucléaire), de la dégradation de la vie terrestre, y compris la sienne, et enfin d’une métamorphose qui pourrait soit transformer biologiquement l’être humain et lui donner des pouvoirs supérieurs (transhumanisme), soit le transformer éthiquement, intellectuellement (nouvel humanisme) et politiquement (nouvelle société).

Toutes ces menaces et espérances sont venues du progrès scientifique-technique-économique qui nous montre ses ambivalences.

On connaît votre curiosité insatiable. Qu’avez-vous encore envie de découvrir, de creuser ?

Tout ce qui concerne l’univers, la vie, l’humain.

Comment accueillez-vous le nouveau monde en train d’apparaître ? À quoi va-t-il ressembler ?

Il n’apparaît pas encore.

Qu’est-ce qui vous séduit dans Twitter, ce réseau sur lequel vous êtes très actif ?

J’aime exprimer ma façon de penser et de voir les choses par aphorismes.

Restez-vous optimiste ? Restez-vous celui qui parie sur la capacité des hommes à s’en sortir ?

Je ne suis pas optimiste, mais opti-pessimiste. Le probable nous menace, mais l’improbable peut nous sauver.

Comment contrer les individualismes, les fanatismes ?

Par une réforme de l’éducation qui formerait des esprits capables d’affronter les complexités humaines, c’est-à-dire d’éviter les unilatéralismes et réductionnismes, lesquels conduisent aux dogmatismes ou aux fanatismes.

Il faudrait enseigner qu’une vie humaine ne peut s’épanouir que dans la relation à la fois contradictoire et complémentaire entre l’auto-affirmation de soi et l’inclusion dans une communauté ou fraternité.

Pouvez-vous nous dire quel poème, quelle musique, quel livre ou quel film vous accompagnent en ce moment ?

Les stances de Racan, le premier mouvement de la Neuvième symphonie de Beethoven, qui m’a accompagné toute la vie, et je lis le tome 2 de l’Histoire du Nouveau Monde de Carmen Bernand et Serge Gruzinski.

Que vous inspire le célèbre vers de Musset : « Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux » ?

Je suis venu trop tôt dans un monde pas encore né. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & LAURENT GREILSAMER

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