Edgar Morin et Régis Debray se sont rencontrés en 1960. Le premier réalisait avec Jean Rouch le film Chronique d’un été ; le second, dans le rôle de l’étudiant, y répondait aux questions du premier. Amis ils étaient, amis ils sont restés. Dans le texte ci-dessous, qui ouvrait « Le Cahier de l’Herne » consacré à Morin en 2016, Debray brosse le portrait de son aîné.

Vous m’avez demandé quelques réflexions sur Edgar Morin. Difficile, savez-vous, d’embrasser d’un seul et même regard un homme-panorama, qui a lui-même embrassé tant de cultures, de pays, d’époques, de savoirs et de femmes. À côté de lui, on se sent un peu confiné, monoïdéique et provincial. Je ne me risquerai pas à faire l’exégète d’une œuvre considérable, dont l’amplitude me dépasse. Permettez-moi donc de faire l’impasse, faute de compétences, sur le Morin encyclopédique, philharmonique et galactique, pour m’en tenir à Edgar, le plus jeune de mes vieux amis, le plus juvénile de mes grands aînés (nous nous sommes connus en 1960, sur le tournage de Chronique d’un été, j’avais vingt ans). Ce n’est pas seulement à mes yeux un grand esprit, et si ce n’était que cela, ma foi, je passerais mon chemin, il y en a tant en France et ailleurs, qui intéressent sans émouvoir, qu’on peut saluer en passant sans qu’ils dérangent notre confort intellectuel. Edgar est mieux qu’un grand esprit : un grand vivant. Il a survécu à tant de choses, il nous les fait si exactement revivre, et nous donne si bien le sentiment qu’on ne doit pas perdre une miette de tout ce qui se passe sur la planète que je ne vois pas d’aventuriers (on disait jadis « un passant considérable ») plus toniques et revigorants. Généralement, quand un vétéran, comme c’est son cas, a plus de souvenirs que s’il avait mille ans, quand on est un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans, on se recroqueville, on ferme la porte, on gémit, on grommelle. Et le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle. Lui, il découvre la marmite et reste gaiement en prise, curieux de tout, au courant de tout, envieux de rien ni de personne. Ça, dans notre milieu, c’est l’exception. « L’animal intellectuel » (ainsi l’appelait Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit) est un méchant par destin et fondation. Il jalouse, il méprise, il ricane. Edgar ignore la concurrence. C’est un homme bon. Je ne lui ai jamais entendu dire du mal d’un de ses collègues (il n’a pas toujours été payé en retour). Il y a déjà là, en soi, une belle leçon de Raison pratique.

Vous ne vous étonnerez donc pas si je vous avoue, étant donné ma corporation sociale et ma condition phénoménologique, une admiration proche de la jalousie, envers pareille ouverture de compas. Jugez plutôt si je ne serais pas fondé à prendre ombrage. Voilà un philosophe qui touche aux majuscules et au plus abstrait La Nature de la nature et Terre-Patrie, et qui excelle dans le plus concret, Autocritique, Vidal et les siens, Mes Berlin, avec le juteux et le savoureux du romancier. Aussi à l’aise côté Gulliver que côté Lilliput. Nous donnant à la fois son journal intime et les dernières nouvelles du cosmos. Sautant de Murnau à Heidegger, découvrant, explorant le cinéma avant les autres et toujours chez lui dans la métaphysique. Voyageant d’est en ouest et du nord au sud, imbibé à la fois de Californie et d’Allemagne, en passant par le Brésil, l’Équateur, la Bretagne profonde et les arrière-boutiques d’Orléans. Un libéral dans l’âme qui fouille le social, un individualiste préoccupé de fraternité, un Juif soucieux des Palestiniens, un pur cosmopolite qui a le sens de la Patrie. Qui a traversé successivement le nazisme, le stalinisme et le néo-libéralisme sans jamais perdre le nord ni la tête. Si Edgar n’avait pas été, sans son existence, la complexité faite homme, je doute que Morin ait pu en faire aussi bien la théorie, et mettre au service des autres ce dont il a fait l’expérience sur sa personne, dont on devine, malgré sa perpétuelle bonne humeur, qu’elle n’a pas dû être toujours plaisante.Il m’arrive, nobody is perfect, de lui faire une méchante objection sur sa générosité. Je lui reproche parfois l’amour qu’il a d’être aimé, c’est-à-dire de trop donner de tout à tous. Quand on cultive le goût aristocratique de déplaire, cette soif d’amour universel a de quoi déranger. Sauf que ce penchant, qui rend en général assez détestables les démagogues qui ignorent le sage conseil d’André Breton, « l’approbation du public est à fuir par-dessus tout », devient chez lui des plus estimables. La preuve : Morin a des contradicteurs et Edgar ne manque pas d’ennemis, des sectaires qui vont jusqu’à lui faire de grotesques procès. C’est plutôt rassurant. On peut donc avoir l’esprit rond et garder son pointu, être ouvert aux quatre points cardinaux en gardant sa ligne droite. Rien de facile ni de complaisant ici. Ni Alceste ni Philinte : tout et rien qu’un homme.

Et donc, en ce qui me concerne et pour parler comme le surréaliste de son amitié pour Picasso, « 80 carats et pas une ombre ». 

© Les Cahiers de l’Herne, 2016

 

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