Dans cet entretien recueilli en 2020, nous avions interrogé Edgar Morin sur la période de la Résistance.

Comment avez-vous vécu à Lyon, en cette période si difficile ?

Écoutez, j’avais mes papiers d’identité. Je n’avais pas fait tamponner la mention « Juif » sur ma carte, car je n’étais pas allé me faire recenser. Je passais inaperçu. Mais, au printemps 1943, les étudiants de ma classe d’âge doivent partir au Service du travail obligatoire. Là, je fais le saut complet dans la clandestinité : je prends une autre identité, celle d’un garçon de 28 ans qui est prisonnier en Allemagne et s’appelle Gaston Poncet, dont on me donne un faux certificat de rapatriement avec lequel je me fais faire de vrais papiers à la mairie d’Antibes, dont une carte d’identité. Je ne suis plus Edgar Nahoum, mon nom de naissance.

On me donne en plus une fausse carte de travailleur à l’Imprimerie nationale. Je suis donc un peu protégé de ce côté-là, mais en même temps, je plonge dans des aventures de plus en plus périlleuses… La Gestapo arrête des amis, elle arrive chez moi… Je m’enfuis avec une valise bourrée de faux papiers, de faux tampons, de quelques armes, d’argent et de tracts : c’était le trésor du réseau que j’avais récupéré et avec lequel je réussis à retourner à Toulouse, où m’attend Clara Malraux. Cette période était très intense.

Sous quelle identité vivez-vous alors ?

Mon premier pseudonyme était Edmond. Quand la Gestapo l’a connu, j’ai pris le pseudo de Manin, qui est devenu Morin… J’avais trois identités un peu superposées.

Ce nom de Morin que vous avez porté pendant la guerre, pourquoi avez-vous choisi de le garder ?

J’ai choisi de le garder comme pseudonyme. Beaucoup ont gardé leur nom de résistant après la Libération. J’étais content de franciser mon nom de famille. Mais je n’avais pas à renier mon nom originaire, donc je n’ai pas changé mon identité à l’état-civil : je suis toujours Nahoum et mes filles aussi. J’ai voulu assumer ma dualité : je suis le fils de mon père et en même temps je suis le fils de mes œuvres. Alors je suis resté Nahoum pour les papiers officiels et Morin dans les congrès et les livres. Mon premier livre, L’An zéro de l’Allemagne, je le signe Edgar Morin, c’est mon nom de plume et mon nom d’universitaire. Mais à présent, avec tous les contrôles de sécurité aux aéroports depuis le djihadisme, cela me vaut des emmerdements ! Avant, j’avais sur mon passeport : « Nahoum, dit Morin ». Maintenant, je n’ai plus le droit de mettre ce pseudonyme et je suis obligé à chaque fois de faire des acrobaties quand je suis invité à l’étranger.

 

Dernière résidence

Nous avions aussi demandé à l’auteur de La Méthode les raisons de son départ de Paris et de son installation à Montpellier.

Comment avez-vous choisi Montpellier ?

Un lieu méditerranéen s’imposait.

Pourquoi ?

D’abord parce que tous mes ascendants, et mon âme, sont méditerranéens. Mais aussi parce que j’ai souvent écrit mes livres en Italie, en Espagne… Enfin, la Méditerranée est mon pays. Nous avons donc commencé à chercher. On s’est dit l’Italie, l’Espagne, c’est très bien mais c’est très loin. Nous adorons Grenade, mais il faut changer d’avion pour aller à Paris… Bref, il nous fallait une liaison directe avec la capitale. Un ami nous a dit : venez voir à Montpellier ! Nous l’avons écouté et nous avons débarqué à l’hôtel du Palais – le dernier hôtel familial à ne pas être lié à une chaîne hôtelière –, au cœur de ce quartier piéton charmant, aux petites rues étroites, où la vie est décontractée. Nous nous sommes dit : voilà, c’est très bien. Il y a ici ce côté « village » qui n’existe plus vraiment en France, puisque les villages sont morts. Il y a le quartier historique où rien n’offense l’œil et où tout est à portée de pied, de la préfecture aux halles.

Et cette cathédrale…

Oui. Une imposante cathédrale qui a marqué le triomphe des catholiques sur les protestants. C’est un peu comme en Espagne, on veut montrer sa puissance ! Mais enfin, elle est bien éclairée par le soleil, et elle est agréable à regarder.

Dans cette très belle ville, il y a aussi une université, des cinémas qui donnent des films en version originale, un opéra… Je vois en plus que c’est une ville vivante, qui ne s’est pas ralliée au Rassemblement national comme tant d’autres villes du Midi. C’est la seule ville ouverte, où il existe une mixité sociale, où il y a même une importante part d’immigration nord-africaine plus ou moins bien intégrée… Et c’est une ville à deux pas de la mer, où nous allons. Toutes ces qualités réunies nous comblent.

À deux pas de notre hôtel, il y avait une agence immobilière. Nous sommes entrés et on nous a proposé, dans un immeuble ancien, un rez-de-chaussée à louer avec un jardin. On visite, on voit ce rez-de-chaussée et le jardin m’éclaire : la campagne à la ville ! Nous louons donc ce lieu plus grand que notre appartement parisien et qui nous revient moins cher.

Vous êtes-vous bien intégré ?

J’ai une petite notoriété de quartier ! Les gens me saluent, me parlent, j’ai très rapidement noué des rapports cordiaux dans le voisinage, et j’ai maintenant un bureau à l’université. Bref, je suis très content d’être ici. Je dois dire que mon épouse l’est un peu moins, parce qu’elle a la nostalgie de Paris, qu’elle a connu en 1980. Pour elle, par exemple, Les Deux Magots et Le Flore sont des lieux chargés de mythologie, alors que moi, j’ai vécu l’époque mythologique (rires). Donc elle est à demi-contente, moi pleinement. Comme on dit en espagnol, c’est ma querencia. C’est le lieu que choisit le taureau pour mourir. 

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER & FRANÇOIS VEY

Zadig, no 5, mars 2020

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