De te fabula narratur, c’est de toi que parle l’histoire, écrit Horace. Nous lisons des romans pour vivre mille vies que nous ne vivrons pas. Pour comprendre. Et moins tant pour se connaître que pour s’éprouver soi-même. Pourquoi avons-nous tous lu Vingt mille lieues sous les mers, et Moby Dick ? Le Trésor de Rackham le Rouge et le Capitaine Haddock nous ont, autant que Le Comte de Monte-Cristo, ouverts à rêver d’aventures que seuls quelques-uns vivent, comme parcourir le globe, des Indes occidentales aux Indes orientales. « La plupart des humains subissent les obligations que la vie leur a imposées », écrit Tabarly, et il ajoute : « Naviguer : c’est accepter des contraintes que l’on a choisies. »

La liberté, c’est la nécessité comprise. Celle que vit le vieux dans Le Vieil Homme et la Mer, le chef-d’œuvre d’Hemingway. Voilà pourquoi Le Grand Métier, de Jean Recher, est un beau livre, et voilà aussi pourquoi je tiens pour un bijou Prosper, ce récit d’une marée sur un thonier à voiles, que Simon Leys écrivit à 20 ans, où l’on comprend que la mer n’est ni pittoresque, ni romantique, ni belle : « La mer depuis l’âge de douze ou treize ans, et la mer avare de son poisson, et les saisons avares de leur clémence, et la chance avare de ses sourires ont eu à peu près le même visage pour tous. » 

Georges Perros n’en constate pas moins dans Je suis toujours ce que je vais devenir : « Je connais assez de pêcheurs ici pour savoir qu’entre une condition sociale plus assurée […] et leur vie qui est d’aller en mer, ils choisissent la mer à tous les coups […]. On ne peut pas enlever aux hommes le goût d’exister. » À quoi Kersauson ajoute : « Vouloir visiter les océans, c’est aller se frotter aux couleurs de l’absolu. » Lisez son livre Ocean’s Songs ou lisez les Lettres de la mer Rouge d’Henry de Monfreid pour ce que ces textes nous parlent d’hommes qui ont choisi la liberté. Choisissant la mer, choisissant la mer pour métier, ils ont choisi la discipline et la contrainte de leur liberté. Surgit la réponse de Tristan Corbière à Victor Hugo : « Eh bien, tous ces marins – matelots, capitaines, / Dans leur grand Océan à jamais engloutis… / Partis insoucieux pour leurs courses lointaines, / Sont morts – absolument comme ils étaient partis. / Allons ! c’est leur métier ; ils sont morts dans leurs bottes ! »

Les hommes de la mer sont des hommes de l’ascèse, économes de moyens, économes de paroles, et des hommes de devoir. On pourrait croire que Cavafis a écrit ces vers pour eux : « Honneur à ceux qui dans leur vie / ont pris pour tâche la garde des Thermopyles, / jamais ne s’écartant du devoir. »

Je ne suis pas marin, je ne contemple la force de la mer, n’en pressens la férocité  – « Qu’il est agréable d’observer depuis la terre ferme la fureur du vent et des vagues », note Gilles Martin-Chauffier, après Lucrèce, dans Une mer de famille – et n’en admire la beauté que du haut d’un promontoire. Mais je sais qu’elle est le cœur du monde et le lieu où mieux que partout ailleurs un homme peut se frotter à lui-même. Je sais aussi que l’on ne s’éprouve jamais mieux que dans la lecture des livres d’aventure, au sommet desquels sont les livres de mer. Et, du Conquet où je vis, où je lis l’admirable anthologie de Simon Leys La Mer dans la littérature française, je partage l’avis de Victor Hugo : « De tristes choses au bord de l’océan qu’une charte et une chambre des députés ! » 

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