Quand les martyrs vont dormir, je me réveille et je monte la garde pour éloigner d’eux les amateurs d’éloges funèbres.
Je leur souhaite « bonne patrie », de nuages et d’arbres,
de mirages et d’eau.
Je les félicite d’avoir échappé à l’accident de l’impossible,
à la plus-value de la boucherie.
Je vole du temps afin qu’ils me volent au temps. Sommes-nous
tous des martyrs ?
Et je murmure : ô mes amis, laissez un seul mur pour les cordes
à linge, une nuit pour les chansons.
Je suspendrai vos noms où bon vous semble, mais dormez un peu, dormez sur l’échelle de la vigne acide.
Que je protège vos rêves des poignards de vos gardiens
et du revirement du Livre contre les prophètes.
Soyez l’hymne de celui qui n’a pas d’hymne lorsque vous irez dormir ce soir.
Je vous souhaite « bonne patrie » montée sur un coursier au galop
Et je murmure : ô mes amis, vous ne serez pas comme nous :
corde d’une obscure potence !

 Plus rares sont les roses, traduit de l’arabe par Abdellatif Laâbi
© Minuit, 1989

Quand il s’agit d’exprimer une réalité complexe, la poésie a un avantage sur la prose : sa part d’obscurité. Non pour cacher son opinion derrière des interprétations multiples, mais pour mieux partager un discours nuancé. Ainsi, ce poème de Mahmoud Darwich, paru en 1986, rend hommage à la vie, tout en consolant les martyrs. Il s’oppose à la « plus-value de la boucherie », sans oublier que, tous, nous sommes voués à la mort. Deux fois, l’auteur souhaite à ceux qui se sacrifient « bonne patrie », reliant celle-ci d’abord à la nature, commune à tous, puis à la symbolique arabe du combat. Né en 1941 en Galilée, Darwich est encore enfant quand il part en exil. À sept ans, il vit au Liban avant de revenir clandestinement et de se découvrir, devant son village rasé, étranger dans son propre pays. Emprisonné cinq fois entre 1961 et 1967, il devient le chantre de l’identité palestinienne tout en refusant le statut de porte-parole. Car, c’est son histoire personnelle qui nourrit ses vers, même si elle se confond avec celle d’un peuple déraciné. À Beyrouth, au Caire ou à Paris, puis en Cisjordanie à partir de 1995, il dénonce l’« occupation » des Israéliens, mais, dans État de siège, les invite aussi, frères guerriers sur le seuil de Ramallah, à partager un café. Parce que son art sait trouver l’humanisme dans la banalité de plaisirs simples qu’il revendique pour tous. Est-il de meilleure réponse, pour construire la paix, aux amateurs d’éloges funèbres de tous bords ? 

 

 

 

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