Bachar Al-Assad est-il en train de gagner la guerre comme on l’entend ?

Je ne le crois pas. Il vient indéniablement de remporter une victoire en chassant de Palmyre les troupes de Daech. Mais il l’a fait avec l’appui aérien décisif des Russes. Il aurait été incapable de le faire seul. Il n’a aujourd’hui aucune capacité militaire lui permettant de gagner quoi que ce soit sans appui extérieur. L’aide de la Russie, de l’Iran ou du Hamas lui est indispensable. Il est donc dépendant de ses parrains. Sa marge de manœuvre est limitée.

Quels sont les principaux soutiens intérieurs de Bachar Al-Assad ?

Il dispose du soutien de la classe des commerçants de Damas et même d’Alep, une base sociale importante. Il s’appuie aussi sur les chrétiens et les Alaouites, dont il est issu. Des soutiens critiques, car même les Alaouites lui reprochent de transformer leurs enfants en chair à canon. Mais son point d’appui principal reste l’armée, ou ce qu’il en reste, et les « services ».

Qu’entend-on par « services » ?

Le régime syrien ne dispose d’aucune légitimité populaire. Il s’est construit de façon autoritaire et minoritaire. Par définition, ce type de gouvernement craint toujours d’être balayé car il n’a jamais su obtenir l’adhésion réelle de la population. Hafez Al-Assad, le père de Bachar, déjà, s’était entouré de plusieurs services de renseignement qu’il mettait en concurrence afin qu’aucun ne puisse un jour s’imposer. Par ce jeu, au fil des années, un système tentaculaire a vu le jour, avec des « services » qui ont totalement noyauté la population, maillé le territoire, et ne rendent compte qu’au président. Ce système prévaut en Syrie depuis les années 1970. 

La répression de la révolte de Hama, en 1982, est un traumatisme -toujours présent. Il y a eu entre 20 000 et 40 000 morts. Durant des années, les taxis collectifs qui reliaient Damas à Alep avaient ordre de traverser Hama pour bien montrer à la population ce qu’il en coûtait de se révolter. Après Hama, tous les observateurs pensaient qu’Hafez Al-Assad serait mis définitivement au ban des nations. En réalité, il s’est rétabli très vite. 

Il en va de même avec Bachar Al-Assad. Il a retenu la grande leçon de son père : gagner du temps. Après l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, tout le monde a tiré un trait sur lui. Il s’est alors présenté aux Occidentaux comme celui qui pouvait faire barrage au djihadisme. Une coopération entre services de renseignement occidentaux et syriens s’est mise en place et Bachar Al-Assad a donné ceux qu’il voulait bien donner. Résultat : le 14 juillet 2008, il assistait au défilé sur les Champs-Élysées, invité par Paris.

Un ministre, dans ce pays, ce n’est rien. Le pouvoir est entre les mains des services, avant même d’être entre les mains de l’armée. Voilà pourquoi, dans le cadre d’une transition, il est nécessaire de maintenir ces structures avant de les démocratiser. On doit tenir compte de leur poids, de leurs relais, de leurs capacités de nuisance. Si on les met au chômage, comme les Américains l’ont fait en Irak, ces gens désœuvrés et revanchards iront vendre leurs services ailleurs pour des causes pires encore. 

Le meilleur bouclier de Bachar Al-Assad consisterait à se présenter comme le meilleur combattant contre Daech ?

Telle est sa politique : se présenter comme le rempart contre l’islamisme radical. Depuis le début, il se sert de Daech. Ce n’est pas son ennemi prioritaire. Il faut se rappeler qu’au début de la révolution syrienne, il a fait libérer les éléments les plus radicaux emprisonnés dans la centrale de Palmyre. Bachar Al-Assad sait très bien comment les Occidentaux, et particulièrement les Européens, -réagissent. Il sait que l’islamisme et le -terrorisme nous font peur. Il a compris qu’il s’en sortirait en jouant cette carte. 

Est-on déjà, sur le terrain, dans l’après-Daech ?

Daech perd clairement du terrain en Irak et en Syrie, mais se redéploie où il y a du vide : en Libye et dans le Sinaï. Là où le pouvoir central a déserté, où les territoires ne sont pas administrés. Tant qu’il restera des endroits abandonnés par les autorités, Daech ne disparaîtra pas. Et la question qui se pose à l’Europe, aujourd’hui, c’est le terrorisme. Daech cherche, à travers ses attentats, à provoquer la stigmatisation des jeunes musulmans pour les attirer dans son camp.

Ce sont des opérations de recrutement ?

Complètement ! Il s’agit de dire aux jeunes musulmans mal intégrés : rejoignez-nous, ici vous êtes rejetés ! Je ne sais pas si les politiques se rendent compte des dégâts provoqués par le débat sur la déchéance de nationalité. Daech possède un avantage considérable sur nous : cette organisation sait comment nous fonctionnons, quels sont nos réflexes. Au-delà de son bloc idéologique, Daech sait prendre en compte les nécessités de la « com ». Ses dirigeants ne sont pas enfermés dans leur bulle, ils suivent nos débats.

Existe-t-il toujours une opposition en Syrie ?

Il y a une opposition. En décembre 2015, elle s’est réunie à Riyad pour préparer les négociations de Genève. Un panel très large de Syriens qui ne sont pas membres de Daech ont accepté de s’asseoir autour d’une table en tentant de travailler sur l’après-Bachar Al-Assad. Pour une fois, ils n’ont pas voulu arriver en ordre dispersé à Genève. Le Haut Conseil des négociations s’est réuni avec des islamistes, des laïcs, dont Bassma Kodmani, une opposante de l’extérieur de grande valeur. On compte aussi un groupe salafiste, Jaish Al-Islam (« Armée de l’islam »), et l’ancien Premier ministre de Bachar Al-Assad qui a fait défection, Riad Hijab. C’est important pour la crédibilité de l’opposition, car il connaît bien le système Assad et les rouages de l’État. La délégation comprend des anciens ministres, des militaires, des représentants de groupes armés qui peuvent intervenir sur le terrain.

Quel scénario pourrait s’écrire après ?

Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur un point : durant la période de transition, le système en place ne sera pas remis en cause. L’opposition a compris qu’elle ne doit pas refaire les erreurs commises en Irak, à savoir casser le parti Baas, les services de renseignement et l’armée qui forment la colonne vertébrale du pays. Sinon, c’est la porte ouverte au chaos total.

Daech a-t-il noué des alliances fortes sur le terrain ?

Il faut distinguer entre l’Irak et la Syrie. Daech est très peu syrien, il compte peu de Syriens dans ses rangs, dans son haut commandement. Il est davantage composé d’Irakiens et d’étrangers. Il n’y a pas eu d’adhésion de la population syrienne à Daech, à la différence de l’Irak où Daech a récupéré les anciens soutiens de Saddam Hussein. C’est une différence importante pour la suite. Daech se maintient en Syrie par la coercition. Mais si on ne règle pas la question politique de Bachar Al--Assad, une partie de la population syrienne pourrait se résigner à soutenir Daech en se disant que c’est finalement la seule organisation capable d’éliminer Bachar.

Que peut comprendre l’opinion du revirement du pouvoir exécutif en France au sujet de Bachar Al-Assad ? 

La vision court-termiste des politiques est dramatique. Le terrorisme nous empêche de réfléchir. Plus exactement, nous sommes très binaires, piégés dans une impasse : Assad ou Daech. Justement, il faut en sortir. Daech se nourrit de Bachar Al-Assad et inversement. Si on veut trouver une solution à Daech, il faut s’occuper aussi d’Assad. Il faut mener de front le combat contre Daech et contre Assad.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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