Une tendresse pour l’homme
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L’homme se prend-il pour Dieu ?
J’imagine que les velléités transhumanistes justifient à elles seules cette interrogation, mais il n’est pas besoin d’atteindre ce point Godwin de la bioéthique pour intenter à l’humain un procès en toute-puissance. Il fut un temps (non tout à fait révolu), où la contraception, par exemple, était accusée de venir brouiller les ondes de la volonté du Créateur et de se substituer à une théologie naturelle qui réglait tout au mieux dans le meilleur des mondes possibles.
L’homme se prend-il pour Dieu, donc ? Curieuse question, au demeurant, lorsqu’on la pose à une chrétienne, sachant que l’originalité du christianisme parmi les monothéismes est de croire en un Dieu qui s’est pris pour un homme (c’est ce que nous avons fêté récemment à Noël, souvenez-vous).
Pour qui Dieu se prend-il ? Pour un homme, donc, à en croire l’option à contre-courant du christianisme. Et l’homme se prendrait maintenant pour Dieu ? J’espère que ces deux-là ont une chance de se croiser en chemin et de se refiler quelques astuces sur la route de l’incarnation pour l’un, et de la désincarnation pour l’autre.
J’ai par exemple à ma disposition l’adresse d’un bon dentiste. Mais Dieu a-t-il la recette de la certitude à me donner en échange ? Ne l’a-t-il pas perdue dès lors qu’il a débarqué à Bethléem, en s’autolimitant, voué à une vulnérabilité irréductible et froissant les fantasmes religieux qui, de tout temps, ont pour objectif de nous prémunir précisément contre la grande précarité de notre condition de mortel ? Et surtout, comment être certain lorsque, aussi unique soit-on, on devient un parmi plusieurs ? Cette pluralité qui engage à assumer la contradiction, ou à devenir tyran. Or, la Bible nous raconte que ce projet de tyrannie, en cette même nuit de Noël, fut bien celui d’Hérode, mais pas celui du Dieu nouveau-né qui vagissait encore dans ses langes improvisés, en situation de complète dépendance.
En somme, si l’homme se prend pour Dieu, au sens où le christianisme l’entend, alors il assume sa précarité et la transforme en occasion de rencontres et de solidarité.
Mais alors, comment concilier le respect, voire la valorisation de nos limites, avec notre très légitime aspiration au progrès (car je dois confesser que j’apprécie particulièrement, lorsque j’allume un feu dans ma cuisinière à bois pour réchauffer la maison froide au petit matin, l’invention de l’allumette dont l’usage me distingue de la femme de Néandertal et me dispense d’aller chercher du silex dans la montagne avant mon premier café) ? Peut-être dans la lucidité que rien ne saurait abolir le principe même de la limite et la façon dont elle nous façonne, nous borde et nous stimule à la fois. Le dépassement de l’ultime limite (bien malin qui pourrait dire laquelle) ne manquerait pas de générer son lot de limites inédites.
C’est une course de saut d’obstacles que le progrès : franchissez une limite et une foulée plus loin, une autre se présente. On a cru toucher au noyau dur de l’humain en découvrant la génétique, et l’épigénétique est venue compliquer l’affaire. On a cru percer les mystères de l’hérédité et on se prend à rêver de fabriquer l’ADN des générations futures, mais on doit vite revoir sa copie : l’implication d’une multitude de gènes dans la transmission d’un seul caractère limite fort les perspectives de l’usage du Crisper-cas 9, la technique des « ciseaux moléculaires », comme « outil magique ». Essayez de simplifier le réel et il vous saute à la gorge au détour de la prochaine découverte.
En côtoyant quelques pointures scientifiques, voilà ce qui me marque : la connaissance ne semble pas faire reculer l’incertitude. C’est à mon avis une raison suffisante pour aimer notre espèce insatisfaite et créatrice (l’humilité lui fait parfois défaut, c’est son drame).
Et Dieu dans tout ça ? Eh bien, comme la certitude, il nous échappe. Quoi de mieux pour nous pousser à continuer d’inventer ?
Steve Tesich, dans son roman Karoo, offre d’après moi une des plus belles pages de la littérature sur Dieu. Le personnage principal y entre dans une librairie et se trouve soudain saisi par la révélation suivante : si Dieu venait précisément se révéler là, maintenant, presque tous les livres qui l’entourent seraient rendus obsolètes et voués à disparaître : « Il n’y aurait plus aucun rôle pour l’humanité et la civilisation, si la vérité venait à être révélée. Comme si l’humanité était une sorte de réponse biologique à l’absence de vérité. […] Si j’étais Dieu, me dis-je, je n’aurais pas le cœur d’apparaître maintenant. Pas après que ces livres et des millions d’autres ont été écrits. » Dans cette épiphanie paradoxale, notre homme ressent une tendresse particulière pour ce Dieu voué à la solitude, reculant avec la vérité à mesure que l’homme tente de s’approcher. Et une tendresse particulière pour l’homme qui ne tire aucune leçon de ce supplice de Tantale et continue de chercher.
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