Il est des colères rances, des colères hideuses, des colères fielleuses, des colères ivres de destruction et avides de vengeance, des colères sourdes à toute raison et qui ne font qu’ajouter de la haine à la haine.
Je pense aux colères aboyées d’Adolf Hitler contre « les apôtres de l’humanité et de la démocratie » (cela ne vous rappelle rien ?) et leur tolérance irresponsable à la pestilente juiverie assoiffée d’argent.
Aux colères délirantes de Céline dans ses Bagatelles pour un massacre, et à ses vitupérations contre les « youtres », leurs « yeux qui épient », leurs « babines de hyène »… propres à « cette race ennemie, maudite, à détruire ». Un pamphlet qui deviendra un best-seller pendant l’Occupation, je le précise.
Aux colères abjectes de Paul Morand dans France la doulce, un concentré de racisme, d’antisémitisme, de xénophobie, de misogynie et d’homophobie, vomi par un écrivain d’un opportunisme et d’une vénalité rares.
Et à bien d’autres encore. Mais le simple fait de les évoquer me soulève le cœur.

Toute l’histoire est marquée par ces jaillissements colériques dont la mémoire collective garde la nostalgie

Il est, en revanche, des colères bienfaisantes, des colères généreuses, des colères flamboyantes, des colères sublimes, des colères qui ravivent les consciences dormantes, déverrouillent les bouches en même temps que la pensée, ouvrent brusquement des horizons impensés et impulsent de nouvelles façons de vivre, d’aimer, de se lier, de travailler, de parler, d’écrire ou de créer.
Toute l’histoire est marquée par ces jaillissements colériques dont la mémoire collective garde la nostalgie.
J’évoquerai en premier lieu les colères littéraires qui me sont chères. Des colères que les écrivains endiguent, contiennent et convertissent grâce à la puissance du langage (comme je tente de le faire dans mes livres, autant qu’il m’est possible).
Et puisque je ne peux en mentionner qu’un petit nombre, j’ai retenu :
Les colères généreuses de Cervantès incarnées par son ingénieux Don Quichotte que la moindre injustice fait sortir de ses gonds.
La colère poignante de Hugo devant l’enfer vécu par ces enfants qui ont désappris de rire à force de trimer et qui « vont, de l’aube au soir, faire éternellement / dans la même prison le même mouvement »…
Les emportements célèbres de Flaubert, notamment à l’endroit de la critique, qui l’amènent à écrire à Louise Colet que la critique « ne sert à rien qu’à embêter les auteurs et à abrutir le public ». 
Les fulminations non moins fameuses d’Antonin Artaud déclarant que « toute l’écriture est de la cochonnerie ».
Les invectives rageuses de Julien Gracq décrivant, dans La Littérature à l’estomac, « le spectacle glaçant d’écrivains dressés sur leur train de derrière et que des sadiques appâtent avec n’importe quoi : une bouteille de vin, un camembert »…
Et tant de ces colères qui, dans le domaine littéraire comme dans le domaine musical ou artistique, ont heurté, bousculé, bouleversé à tout jamais ces arts et fait bouger irréversiblement leurs lignes.

Colères qui viennent ébranler le cours du monde et engendrent souvent de radicales mutations

Composant parfois avec elles, surgissent, à travers les époques, de grandes colères sociales : contre l’inacceptable de certaines situations, contre les droits bafoués, contre les injustices, contre les humiliations, contre l’arbitraire, contre l’oppression… colères qui viennent ébranler le cours du monde et engendrent souvent de radicales mutations.
Pour n’en citer que quelques-unes :
La marche de milliers de femmes, ménagères, marchandes, boutiquières, qui, le 5 octobre 1789, devant la cherté du pain, s’emparèrent de fusils, de canons et de tambours (déjà « les dispositifs amplificateurs de sons » !) et marchèrent vaillamment jusqu’à Versailles.
Les colères joyeuses de 1936 qui s’exprimèrent lors de très longues grèves, et qui furent à l’origine d’améliorations considérables des conditions de travail.
Plus récemment, les colères exprimées par Black Lives Matter qui, après le meurtre de George Floyd, firent descendre dans la rue des millions de citoyens pour dénoncer les violences infligées aux Afro-Américains.
Les colères contagieuses des femmes devant les agressions sexuelles pudiquement muselées, qui donnèrent naissance au mouvement #MeToo et contribuèrent remarquablement à la libération de la parole féminine.
Et aujourd’hui, présentes en nos esprits et nos cœurs, les colères des Français contre la réforme des retraites, et leur douleur de voir amputé leur temps d’avant la mort.

Si toutes ces colères, qui depuis quelques mois explosent dans le pays, ne se bornent pas à répondre à la violence d’État par une violence symétrique dans un enchaînement infernal ; si elles ne s’encroûtent pas ; si elles ne s’enlisent pas ; si elles ne dégénèrent pas en rancœur stérile, en ressentiment amer, ou, pire encore, en haine endémique ; elles pourront impulser, et c’est ce que j’espère, de nouvelles façons de penser et d’agir. Elles portent en elles ce pouvoir inouï. Les expériences du passé nous l’ont prouvé. Avec panache. 

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