Que nous apprend la mobilisation contre la réforme des retraites de la colère française ?

D’abord, que nous sommes dans le premier conflit social post-pandémie et que cette dernière reste un impensé politique. Malgré la multitude de tribunes et d’appels émis au printemps 2020 traitant du monde d’après, celui-ci est resté le même pour de nombreux travailleurs, alors même qu’on a traversé une période traumatique vécue différemment au sein de la population. Tout cela est venu se surajouter à un monde d’avant la pandémie où déjà on observait un recul, à juste titre, du consentement aux inégalités, qu’elles soient sociales ou territoriales. Où on voyait le rejet monter d’un modèle de société qui ne répondait plus à un certain nombre d’angoisses. C’est pourquoi je crois que, au-delà de la question de l’âge légal de départ ou des conditions de travail en tant que telles, la réforme des retraites a été l’élément déclencheur de l’expression d’une colère. Quand j’ai décidé d’écrire Du mépris à la colère, on s’est interrogé autour de moi sur le titre choisi. Je constate, pour ma part, que c’est exactement le reflet de ce qui s’est passé ces derniers mois.

Comment a évolué le mouvement contre la réforme des retraites ?

Au départ, cette mobilisation a ouvert un grand espace de sociabilité, le premier depuis la pandémie, avec des gens heureux de se retrouver dans la contestation. Je ne parle pas, évidemment, des individus violents, dont je condamne sans ambiguïté les agressions, mais de l’immense majorité des millions de Français qui ont manifesté, et l’ont souvent fait de manière festive, comme on l’a encore vu au 1er mai. Dès le 19 janvier, lors de la première journée d’action, j’ai compris qu’il se passait quelque chose d’inédit en voyant les chiffres de mobilisation d’une petite ville que je connais bien, Ancenis, en Loire-Atlantique, où j’ai été responsable syndical. On n’avait jamais connu là-bas un tel niveau d’engagement. Leur mobilisation dit quelque chose d’une coagulation de désaccords, de contestations, qui se fixe sur la question des retraites. Elle dit aussi quelque chose de fondamental sur la nature et l’évolution du travail que n’ont pas perçu ceux qui nous gouvernent.

« Ce 1er mai a été le plus puissant de toute l’histoire sociale, et notamment dans les villes moyennes, dans cette France des sous-préfectures. »

Pourquoi y a-t-il eu autant de monde ? Parce que l’ensemble du monde du travail s’est senti concerné, et particulièrement cette frange de travailleurs dits intermédiaires, modestes, travailleurs de première et de deuxième ligne qui ont été les premières victimes du confinement et de la pandémie. N’oublions pas qu’il y a eu des morts sur les plateformes logistiques et dans les commerces ! On leur a demandé d’aller travailler, sans protection, en leur faisant miroiter une meilleure reconnaissance à l’arrivée. À la place, on a installé le télétravail, qui ne concerne que 30 % des travailleurs, et généralement pas les plus modestes. Quant aux maigres avancées salariales qui ont été négociées après la pandémie, elles ont été avalées par l’inflation. Et au bout du compte, pour vous remercier, on vous demande de travailler deux ans de plus ! Et estimez-vous heureux d’ailleurs, puisqu’au début on vous a dit que c’était une réforme juste. Comment voulez-vous ne pas avoir l’impression qu’on se fout de votre gueule ? Voilà pourquoi ce 1er mai a été le plus puissant de toute l’histoire sociale, et notamment dans les villes moyennes, dans cette France des sous-préfectures : parce que cette réforme mobilise l’épaisseur, la profondeur du monde du travail, public comme privé. Dans ces villes, qui sont les plus gros employeurs ? L’hôpital, la mairie, les commerces, la grosse PME locale. Un patron angevin me disait que dans sa boîte de cent salariés, il a eu en permanence 10 % de grévistes, que ça n’était jamais arrivé. Il faut bien voir aussi que la question des retraites est venue se greffer sur d’autres formes de mal-être : un sentiment d’abandon que la crise des Gilets jaunes avait déjà mis en lumière, l’angoisse de ne plus pouvoir vivre dignement de son travail, le recul de l’accès aux services publics… À l’arrivée, vous avez de nombreuses raisons concrètes qui justifient un tel mouvement. Mais vous avez aussi un autre élément fondamental, je crois, qui est le sentiment du mépris.

D’où vient-il ?

Le gouvernement a présenté sa réforme en janvier comme une réforme de « justice sociale ». Où est la justice là-dedans ? Quand vous avez fait des études longues et que vous occupez une profession qualifiée, vous n’êtes pas touchés. Alors, ensuite, on a dit que c’était une réforme nécessaire à l’équilibre du financement des retraites. Là, c’est une question plus compliquée. Alors les syndicats ont combattu pied à pied les arguments du gouvernement. Et enfin, la troisième phase de l’argumentation, ça a quand même été de dire aux gens : « Allez bosser maintenant ! » Et là, on est passés du mépris à la colère.

Ce mépris se traduit-il dans vos négociations avec le gouvernement ?

C’est la troisième fois que je participe à une négociation sur les retraites. C’est la première fois que j’ai en face de moi des gens qui ne sont pas spécialistes de la question, qui sont si facilement déstabilisés. On nous dit : « Personne n’a fait d’autres propositions pour réformer le système. » C’est faux, la CFDT l’a fait, le document est disponible en ligne. Et aujourd’hui encore, quatre mois après le début du mouvement, on entend les mêmes éléments de langage, les mêmes approximations, les mêmes atermoiements, pour défendre un projet si mal ficelé. Car quelle est la faute initiale, celle qui a provoqué la genèse de toute cette crise ? C’est la déconnexion de nos dirigeants par rapport au monde du travail, leur méconnaissance de la réalité

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