Que nous apprend la mobilisation contre la réforme des retraites de la colère française ?

D’abord, que nous sommes dans le premier conflit social post-pandémie et que cette dernière reste un impensé politique. Malgré la multitude de tribunes et d’appels émis au printemps 2020 traitant du monde d’après, celui-ci est resté le même pour de nombreux travailleurs, alors même qu’on a traversé une période traumatique vécue différemment au sein de la population. Tout cela est venu se surajouter à un monde d’avant la pandémie où déjà on observait un recul, à juste titre, du consentement aux inégalités, qu’elles soient sociales ou territoriales. Où on voyait le rejet monter d’un modèle de société qui ne répondait plus à un certain nombre d’angoisses. C’est pourquoi je crois que, au-delà de la question de l’âge légal de départ ou des conditions de travail en tant que telles, la réforme des retraites a été l’élément déclencheur de l’expression d’une colère. Quand j’ai décidé d’écrire Du mépris à la colère, on s’est interrogé autour de moi sur le titre choisi. Je constate, pour ma part, que c’est exactement le reflet de ce qui s’est passé ces derniers mois.

Comment a évolué le mouvement contre la réforme des retraites ?

Au départ, cette mobilisation a ouvert un grand espace de sociabilité, le premier depuis la pandémie, avec des gens heureux de se retrouver dans la contestation. Je ne parle pas, évidemment, des individus violents, dont je condamne sans ambiguïté les agressions, mais de l’immense majorité des millions de Français qui ont manifesté, et l’ont souvent fait de manière festive, comme on l’a encore vu au 1er mai. Dès le 19 janvier, lors de la première journée d’action, j’ai compris qu’il se passait quelque chose d’inédit en voyant les chiffres de mobilisation d’une petite ville que je connais bien, Ancenis, en Loire-Atlantique, où j’ai été responsable syndical. On n’avait jamais connu là-bas un tel niveau d’engagement. Leur mobilisation dit quelque chose d’une coagulation de désaccords, de contestations, qui se fixe sur la question des retraites. Elle dit aussi quelque chose de fondamental sur la nature et l’évolution du travail que n’ont pas perçu ceux qui nous gouvernent.

« Ce 1er mai a été le plus puissant de toute l’histoire sociale, et notamment dans les villes moyennes, dans cette France des sous-préfectures. »

Pourquoi y a-t-il eu autant de monde ? Parce que l’ensemble du monde du travail s’est senti concerné, et particulièrement cette frange de travailleurs dits intermédiaires, modestes, travailleurs de première et de deuxième ligne qui ont été les premières victimes du confinement et de la pandémie. N’oublions pas qu’il y a eu des morts sur les plateformes logistiques et dans les commerces ! On leur a demandé d’aller travailler, sans protection, en leur faisant miroiter une meilleure reconnaissance à l’arrivée. À la place, on a installé le télétravail, qui ne concerne que 30 % des travailleurs, et généralement pas les plus modestes. Quant aux maigres avancées salariales qui ont été négociées après la pandémie, elles ont été avalées par l’inflation. Et au bout du compte, pour vous remercier, on vous demande de travailler deux ans de plus ! Et estimez-vous heureux d’ailleurs, puisqu’au début on vous a dit que c’était une réforme juste. Comment voulez-vous ne pas avoir l’impression qu’on se fout de votre gueule ? Voilà pourquoi ce 1er mai a été le plus puissant de toute l’histoire sociale, et notamment dans les villes moyennes, dans cette France des sous-préfectures : parce que cette réforme mobilise l’épaisseur, la profondeur du monde du travail, public comme privé. Dans ces villes, qui sont les plus gros employeurs ? L’hôpital, la mairie, les commerces, la grosse PME locale. Un patron angevin me disait que dans sa boîte de cent salariés, il a eu en permanence 10 % de grévistes, que ça n’était jamais arrivé. Il faut bien voir aussi que la question des retraites est venue se greffer sur d’autres formes de mal-être : un sentiment d’abandon que la crise des Gilets jaunes avait déjà mis en lumière, l’angoisse de ne plus pouvoir vivre dignement de son travail, le recul de l’accès aux services publics… À l’arrivée, vous avez de nombreuses raisons concrètes qui justifient un tel mouvement. Mais vous avez aussi un autre élément fondamental, je crois, qui est le sentiment du mépris.

D’où vient-il ?

Le gouvernement a présenté sa réforme en janvier comme une réforme de « justice sociale ». Où est la justice là-dedans ? Quand vous avez fait des études longues et que vous occupez une profession qualifiée, vous n’êtes pas touchés. Alors, ensuite, on a dit que c’était une réforme nécessaire à l’équilibre du financement des retraites. Là, c’est une question plus compliquée. Alors les syndicats ont combattu pied à pied les arguments du gouvernement. Et enfin, la troisième phase de l’argumentation, ça a quand même été de dire aux gens : « Allez bosser maintenant ! » Et là, on est passés du mépris à la colère.

Ce mépris se traduit-il dans vos négociations avec le gouvernement ?

C’est la troisième fois que je participe à une négociation sur les retraites. C’est la première fois que j’ai en face de moi des gens qui ne sont pas spécialistes de la question, qui sont si facilement déstabilisés. On nous dit : « Personne n’a fait d’autres propositions pour réformer le système. » C’est faux, la CFDT l’a fait, le document est disponible en ligne. Et aujourd’hui encore, quatre mois après le début du mouvement, on entend les mêmes éléments de langage, les mêmes approximations, les mêmes atermoiements, pour défendre un projet si mal ficelé. Car quelle est la faute initiale, celle qui a provoqué la genèse de toute cette crise ? C’est la déconnexion de nos dirigeants par rapport au monde du travail, leur méconnaissance de la réalité de ce qu’est le travail aujourd’hui. Il y aurait eu une réforme du travail à mener, qui intègre la question de la pénibilité, de l’usure au travail, des fins de carrière, et donc in fine des retraites. Ils ont fait l’inverse, sans rien résoudre des vrais problèmes.

Macron avait dit en 2019 ne pas aimer le mot « pénibilité », car « ça donne le sentiment que le travail serait pénible ». Est-ce une forme de déconnexion par rapport à la réalité du travail ?

C’est un impensé politique, mais qui, pour être juste, est largement partagé dans la sphère politique, alors que le travail est central dans la vie des gens. Invitez vos nouveaux voisins à boire l’apéro, et il ne se passera pas une demi-heure avant que vous ne vous demandiez ce que vous faites dans la vie. Et tout le monde aura bien compris que ce n’est pas pour savoir si vous jouez au foot le dimanche ! Dans l’enquête Parlons travail que nous avions publiée en 2017, on voyait que 80 % des gens étaient fiers de leur boulot. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de mal-être, qu’il ne faut pas voir les 40 % de gens impactés physiquement par leur activité ou la violence de certaines relations hiérarchiques. Mais ça veut dire que le travail reste au cœur de nos vies, et qu’il est pourtant étonnamment délaissé par le débat public. Le travail est aujourd’hui pris en otage entre deux discours politiques. D’un côté, une vision moraliste : il faut travailler, au nom de la soi-disant « valeur travail » – mais ça n’existe pas, la « valeur travail », il n’y a que de la valeur au travail ou du travail qui a de la valeur. Et, de l’autre côté, il y a le droit à la paresse, qui ne parle pas aux gens que je rencontre. Ils ne viennent pas travailler parce qu’une force suprême leur intimerait de souffrir sur Terre, mais ils ne veulent pas non plus se tourner les pouces. Il faut donc sortir de cette opposition stérile sur le statut du travail et le repenser politiquement. Au sortir de l’élection présidentielle, nous avions proposé d’organiser des assises du travail, pour aborder les questions qui touchent réellement les conditions dans lesquelles celui-ci s’exerce. On nous a rétorqué qu’on ne pouvait pas légiférer sur tout. Et à la place, on a fait une réforme qui, en s’appliquant de la même façon à n’importe qui, niait complètement ces conditions.

« Le président m’a pris à part pour me dire qu’il souhaitait arracher la dent des retraites d’un seul coup. Je lui ai répondu qu’il prenait le risque que toute la mâchoire vienne avec »

Vous rappelez dans votre livre qu’en 2019, Emmanuel Macron affirmait qu’il était « hypocrite » de décaler l’âge légal de départ, expliquant : « Quand on est peu qualifié, quand on vit dans une région en difficulté industrielle, quand on est soi-même en difficulté, qu’on a une carrière fracturée, bon courage déjà pour arriver à 62 ans. » Pourquoi a-t-il changé d’avis selon vous ?

C’est vrai qu’on peut se demander pourquoi le report de l’âge légal a pu d’un coup devenir la martingale qui allait régler tous les problèmes ! J’y vois, pour ma part, une forme d’opportunisme politique, avec cette annonce pendant la campagne présidentielle du report à 65 ans pour manger la laine sur le dos de Valérie Pécresse. On a voulu ensuite nous faire dire que 64 ans, c’était mieux que 65. Certes, mais ce n’était pas bien pour autant ! Il y a donc là un calcul politique, mais aussi un aveu de faiblesse, une incapacité à penser une réforme plus novatrice entre les deux tours, et une forme de dernier recours budgétaire, puisque le gouvernement s’est coupé de toute autre possibilité de marges de manœuvre financière en refusant de bouger sur la fiscalité et les cotisations. Lorsque j’ai assisté au lancement du Conseil national de la refondation à Marcoussis, en septembre, le président de la République m’a pris à part pour me dire qu’il souhaitait arracher la dent des retraites d’un seul coup. Je lui ai répondu qu’il prenait le risque que toute la mâchoire vienne avec. C’est ce qui est en train de se passer, avec une colère qui dépasse largement le seul sujet des retraites.

Jusqu’où la mobilisation peut-elle continuer ?

Je ne suis pas un menteur, donc je ne vais pas dire aux salariés que la bataille va être gagnée par une quinzième, une seizième ou une dix-septième journée. On continue donc le 6 juin parce qu’il y aura, deux jours plus tard, une proposition de loi du groupe Liot pour ramener l’âge légal de 64 à 62 ans. Ce sera en réalité le premier vote de l’Assemblée sur cette mesure. Parce que la colère résulte aussi du fait que le processus est subi. Soyons sincères : cela ferait longtemps que nous n’appellerions plus à des journées de mobilisation s’il y avait eu un vote majoritaire à l’Assemblée nationale. Jamais vous ne me trouverez sur le terrain de la défiance envers les institutions et les règles démocratiques. La démocratie, ce n’est pas gagner à tous les coups, c’est avoir son mot à dire jusqu’à ce qu’un compromis ou un fait majoritaire s’exprime. Dans le cas présent, on n’a ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas d’illusions quant au fait que le président de la République pourrait de lui-même retirer cette loi. Nous allons donc entrer dans les discussions sur les sujets de la vie au travail, mais, pour ne rien vous cacher, la corbeille paraît vide, et les interlocuteurs ne maîtrisent pas la profondeur des sujets.

« Personne n’est prêt à revenir sur les ordonnances travail de 2017, qui ont supprimé les délégués du personnel ou les commissions hygiène, sécurité et conditions de travail »

Personne ne comprend pourquoi on parle de négociations autour de l’organisation du travail au sein de l’entreprise. Personne n’est prêt à revenir sur les ordonnances travail de 2017, qui ont supprimé les délégués du personnel ou les commissions hygiène, sécurité et conditions de travail (CHSCT). Je pense donc que la colère va durer, tant qu’on ne sera pas capable d’y répondre par des mesures fortes sur la vie au travail, sa reconnaissance ou son organisation. Jean Viard pense que le combat principal aurait dû être l’égalité des espérances de vie à la retraite, je ne suis pas loin de penser la même chose. Là, cette réforme vise précisément les gens d’en bas, ceux qui sont déjà les plus précaires de notre société. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que la colère revienne dans son lit.

Quelles pourraient en être les conséquences ?

Le risque, à mes yeux, est double. Le premier, ce seront des sortes de jacqueries qui se développeront aux moindres difficultés sociales, y compris face à des politiques qui seraient nécessaires. Comment allez-vous aujourd’hui pouvoir mener la transformation du monde du travail liée aux besoins de la transition écologique, qui nécessite un niveau de confiance incroyable pour que les gens ne pensent pas qu’on va une fois de plus les arnaquer ? Il risque donc d’y avoir de nouvelles éruptions populaires, type Gilets jaunes, mais avec d’autres ressorts, d’autres instrumentalisations… On peut espérer qu’elles soient maîtrisées syndicalement, mais je n’en ferais pas le pari. Au plus fort du mouvement des Gilets jaunes, ils ont mobilisé 280 000 personnes dans toute la France. Le mouvement contre les retraites, c’était deux millions. Et pourtant, ils ont obtenu plus que ce qu’on demandait. Ça laisse songeur quant aux mouvements à venir… On laisse s’étendre une sorte de tourbe prête à brûler, avec des flammèches ici et là, en attendant la prochaine échéance électorale. Le Rassemblement national a toujours surfé sur la défiance envers les institutions. Or, on leur donne, là encore, du grain à moudre. À quoi bon croire en l’action du Parlement lorsqu’il est spolié de ses prérogatives ? Et le Rassemblement national surfe sur le ressentiment social, qui ne fait que s’accroître au fil des années. Comment éviter ces deux risques ? De notre côté, nous allons continuer notre travail de syndicalistes, en portant des revendications, ambitieuses, sur la question du travail et ses différentes composantes, y compris la répartition des richesses. Et d’un point de vue politique, il y aura la proposition de loi qu’on a évoquée, qui peut mener à un choc politique majeur. Dans tous les cas, le constat reste le même, celui d’une crise sociale doublée d’une crise démocratique – même si le pouvoir n’aime pas cette expression – qui exige des changements radicaux.

Quels seraient-ils, ces changements dans le monde professionnel ? Comment remplir cette fameuse corbeille ?

D’abord rendre obligatoire la négociation sur l’organisation du travail et le dialogue professionnel autour du travail. En d’autres termes, il faudrait dorénavant que tout choix qui concerne les salariés passe, à un moment ou à un autre, par un temps d’écoute de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils vivent. C’est la première revendication qui est ressortie de notre enquête Parlons travail : ne plus subir de choix sans avoir eu, a minima, son mot à dire. Le monde de l’entreprise est soumis de ce point de vue aux mêmes pressions que la société : il y a une demande de démocratie, de « démocratie continue » selon la définition qu’en donne Dominique Rousseau, pour que vivent des espaces d’expression qui permettraient le changement. C’est en écoutant les salariés qu’on pourra faire évoluer les pratiques de management ou permettre la coexistence de ceux qui peuvent télétravailler et de ceux qui ne le peuvent pas.

Cette mobilisation a aussi marqué le grand retour des syndicats dans le jeu démocratique. Pourquoi l’unité intersyndicale a-t-elle fonctionné, en dépit de vos divergences politiques ?

Depuis sept ou huit ans, nous recueillons sous différentes formes les attentes des salariés à l’égard du syndicalisme. Ce qui en ressort, c’est qu’ils voudraient que les syndicats soient plus influents, plus unis, et moins nombreux. C’est un élément qui a mûri en nous, et a certainement permis de surmonter nos divergences de vues pour constituer ce front syndical. Ensuite, on ne va pas se le cacher, il y a eu une relation humaine très stable et très respectueuse avec mon homologue de la CGT, Philippe Martinez, et une approche commune du travail. Et enfin il y a eu, dès juin 2022, une organisation commune qui s’est mise en place en prévision de cette bataille pour les retraites, avec la promesse de parler d’une voix commune, autour de ce qui nous rassemble, le refus des 64 ans. Ça ne signifie pas qu’on est d’accord sur tout le reste, ou qu’on force les uns et les autres à soutenir la retraite à 60 ans que souhaite la CGT, ou le système de retraites universel que nous prônons à la CFDT ! Mais on parle ensemble, on réagit ensemble, et dans la rue on défile en lien les uns avec les autres. Depuis le 10 janvier, on nous annonce l’explosion de cette intersyndicale. Et depuis le 10 janvier, elle est toujours là, et on sortira ensemble. Le vrai sujet, c’est de savoir si cette maturité qui a été la nôtre, facilitée par des relations humaines anciennes et sincères, pourra se maintenir, si on pourra continuer de ne pas se considérer comme des concurrents permanents et assumer nos accords comme nos désaccords sans en faire des drames.

L’intersyndicale unie, c’est un peu la Nupes qui marcherait…

C’est surtout une alliance sans ambiguïté, sans domination autoritaire de quiconque, où personne n’est obligé de renier ses fondamentaux. Et après ? Je souhaite qu’on travaille ensemble sur des propositions. Pas forcément sur les retraites, sujet sur lequel nos vues sont assez éloignées. Mais sur d’autres sujets comme la qualité de vie, les conditions de travail, la question des salaires. Ce n’est pas une intersyndicale permanente. Il y a des points sur lesquels on n’est pas d’accord.

Qu’est-ce qui vous semble le plus insupportable aujourd’hui dans le monde de l’entreprise ?

Le plus insupportable, c’est que certains voient le travail uniquement comme une force productive. L’autre élément, c’est l’absence de considération. Toutes les enquêtes qu’on mène nous montrent que le souci numéro un, c’est le respect et la reconnaissance. Les responsables ne sont pas seulement les politiques et les patrons. Au moment du confinement, on s’est soudain aperçu qu’on n’était pas mécontent de retrouver l’hôtesse de caisse. Les gens étaient moins derrière leur téléphone. Maintenant, de nouveau, on ne les considère plus. Ici, à la CFDT, quand on embauche quelqu’un, je dis à nos secrétaires confédéraux : vous êtes très pris, ce n’est pas un problème d’oublier de me saluer dans un couloir. Mais oublier de saluer la personne qui fait le nettoyage dans cette maison est une faute. C’est notre conception à nous. Dans une société comme dans le monde du travail, on doit se préoccuper des plus fragiles. Je conteste l’imagerie populaire et politique qui voudrait que certaines professions méritent moins de considération que d’autres. Le sentiment de déclassement nourrit un vrai mal-être, y compris chez les professeurs. Il faudrait considérer que l’entreprise est d’abord une propriété sociale et collective. D’ailleurs, rien ne marche sans la force de travail. Comme syndicaliste, j’ai toujours considéré que le social n’était pas le sous-produit de l’économie. Tant qu’on ne le comprendra pas, on aura du mal à recréer de l’équilibre. De même que l’écologie n’est pas le sous-produit de l’économie, je ne veux pas que le social devienne le sous-produit de l’écologie.

Les chiffres relatifs aux accidents du travail sont spectaculaires, avec plus de 700 000 blessés par an. Cette réalité est-elle bien prise en compte ?

« Un des enseignements de ce qui arrive en termes de mobilisation, c’est que l’on ne pourra plus faire sans le syndicalisme, sans la dignité »

Non. Comme on a invisibilisé un certain nombre de métiers, on a le sentiment qu’on ne peut plus se faire mal au boulot, sinon en ayant un accident de vélo sur le trajet. En fait, il y a encore beaucoup d’accidents de travail. Un ouvrier est mort récemment sur le chantier du Grand Paris. Le travail continue d’abîmer les corps. Ce qui est anormal, c’est qu’il puisse peser à outrance. On a moins d’inspecteurs du travail. On n’a pas de politique de prévention. On n’a plus assez de médecins du travail. À quel moment a-t-on considéré que l’élément central dans la vie de millions de citoyens ne nécessitait pas d’investissements en matière de prévention et de suivi ? Un des enseignements de ce qui arrive en termes de mobilisation, c’est que l’on ne pourra plus faire sans le syndicalisme, sans la dignité. Les gens sont en colère parce qu’ils veulent être dignes. C’est un élan de dignité.

N’est-ce pas une vision trop optimiste ?

Il faut maintenant que la gauche requestionne son rapport au travail. Si elle se laisse enfermer dans une logique misérabiliste selon laquelle le travail, c’est l’exploitation, et qu’il faut réclamer le droit à la paresse, elle ne parlera plus à personne. La gauche doit aussi requestionner la redistribution des richesses dans l’entreprise et les écarts de rémunération, pas simplement dans une hostilité aux hautes rémunérations, mais aussi dans l’idée de redonner de la place au dialogue social dans l’entreprise. Elle ne doit pas considérer que le pauvre délégué du personnel va se faire arnaquer par son patron et qu’il vaudrait mieux faire une bonne loi pour essayer de régler la vie et le bonheur perpétuel du salarié ! Car si la gauche est encore sur cette logique-là, elle va se prendre des baffes par les travailleurs ! On n’a jamais eu une gauche travailliste dans ce pays, une gauche qui se préoccupe du travail. On a besoin que la gauche qui porte en germe les notions d’égalité et de justice sociale s’applique d’abord à les mettre en œuvre dans le monde du travail et dans la complexité de ce qu’est le travail, qui est une matière très riche et variée. Ça nous pèse de nous lever le matin pour y aller. Mais si on ne peut pas y aller, ça nous pèse encore plus d’en être privé. C’est un endroit parfois fatigant, mais on peut être très fier de ce qu’on y a fait. C’est ça le travail. Mon père soudait des bouts de tôle en fond de cale. Mais quand le bateau partait, on avait le sentiment qu’il l’avait construit.

Ne faudrait-il pas que ceux qui connaissent très bien le monde du travail mettent les mains dans le cambouis politique ?

Je vous vois venir… Non, je ne crois pas. Mais les politiques doivent écouter ceux qui connaissent le travail. Moi, je ne vais pas cesser d’être militant. Je ne publie pas un livre sur le travail par hasard. Je veux essayer de changer le réel. Je suis un syndicaliste, un produit de l’éducation populaire. Je ne veux pas m’engager dans une aventure personnelle. Je ne sais pas où j’irais en politique. Pour ma part, je vais faire autre chose. Je vais réinvestir le terrain des idées, de la transmission, de la construction de collectifs. Aller chercher les suffrages, ce n’est pas mon boulot.

En annonçant que vous alliez quitter la tête de la CFDT, on a senti que vous posiez les bases d’une certaine pratique ou d’une conception de la politique qui laisse plus de place au collectif, au dialogue avec les autres et repose moins sur le rapport de force, la division ou l’égoïsme. Une pratique à l’opposé de la façon dont Emmanuel Macron exerce le pouvoir. À tort ou à raison, on vous a placé dans un face-à-face. Vous êtes l’anti-Macron dans votre conception de ce que doit être la politique. Assumez-vous cette vision des choses ?

Oui, je crois. J’ai deux différences fondamentales avec le président. La première, c’est ma conception de la démocratie. Je crois que la démocratie ne se résume pas à l’obtention d’une confiance qui est donnée. En 2009, dans notre rapport Oser le changement, on expliquait ce qu’était la légitimité du syndicalisme. Moi, je suis élu en congrès. Je considère que tous les matins, je dois apporter la preuve de ma légitimité par ma pratique. Je ne peux dire : « Vous m’avez élu, faites-moi confiance et taisez-vous. » La place de la démocratie sociale est fondamentale. Dans leur livre de 2019 Le progrès ne tombe pas du ciel, les proches du président David Amiel et Ismaël Emelien ont écrit que les corps intermédiaires ne servaient désormais plus à rien puisqu’il existe des réseaux sociaux, et qu’il faut expliquer au peuple ce qu’il doit comprendre. Aujourd’hui encore, des membres de la majorité répètent à propos des retraites  : « On aurait dû mieux expliquer. » Mais les gens ont compris !

« La réussite individuelle n’apporte pas en soi la compréhension d’une société. »

Deuxième différence, je considère que dans une société, on se grandit quand on se préoccupe de ceux qui sont le plus en difficulté. Pas en leur disant qu’il faut faire des efforts et qu’on va instaurer une simili égalité. Tant que vous ne remettrez pas plus d’égalité dans l’accès à l’éducation, vous laisserez de côté une partie de la population. Il faut des politiques publiques qui interviennent pour rétablir tout au long des parcours de vie des gens de la justice, de l’égalité. Moi, je crois qu’on s’en sort ensemble.

Pour finir sur le président, on n’est pas faits pareil. La réussite individuelle n’apporte pas en soi la compréhension d’une société. Je serais incapable de vous dire ce que je vous dis aujourd’hui si je n’avais pas vadrouillé un peu partout, écouté – et pas fait mine d’écouter en expliquant après ce que les gens devraient comprendre. Écouter, écouter, écouter.

Que disent ces spéculations sur votre avenir politique de ce qu’est la gauche aujourd’hui ? Est-ce que cela signifie en creux que celui ou celle qui pourrait porter une candidature commune de la gauche souffre d’un vide d’incarnation. Ou bien est-ce un vide programmatique ?

Le vide programmatique crée le vide d’incarnation. D’abord on travaille sur les idées, puis on trouve le ou la meilleure pour les porter. C’est ce qu’il faudrait faire au lieu de chercher qui pourrait avoir la tête l’emploi, avant même de savoir ce qu’il ou elle défendrait. Mais c’est aussi la faute du système médiatique qui cherche les gens avant de chercher des idées. Moi, je crois qu’on est face à un vide programmatique. Ceux qui me verraient bien entrer en politique se situent entre la gauche de gouvernement, écolo, socialiste, et le centre. C’est dans cet espace qu’il faut relabourer les idées, reconstruire de la doctrine. Je connais des politiques de tout bord, sauf au Rassemblement national, qui ont produit des travaux sociaux et sociétaux intéressants, et qui nous demandent des notes. Mais on ne veut pas produire du prêt-à-penser ! Les politiques sont devenus un peu fainéants… Il faut reconstruire la confrontation entre le monde intellectuel, le monde politique et le monde de la société civile. L’idée n’est pas que les uns nourrissent les autres. Nous ne demandons pas aux intellectuels de nous dire ce que doit faire la CFDT, mais d’exposer leur réflexion sur le système éducatif ou la vie au travail. J’aimerais être utile pour reconstruire cet espace-là. Il faut le faire, sinon on aura des désillusions. Le président de la République est très malin. Mais sa victoire ne reposait pas sur une vision, sur un cap, c’est-à-dire des valeurs et des convictions profondes et une vision du modèle à construire. Et on s’aperçoit que, finalement, ce qui est dit un jour peut être défait le lendemain. Il n’y a pas de colonne vertébrale. Ceux qui veulent gouverner demain doivent s’en reconstruire une.

Quels intellectuels et acteurs politiques écoutez-vous ?

J’en écoute, de tous les côtés. Chez les intellectuels, il y a bien sûr quelques compagnons de route de la CFDT. Je pense aussi à des plus jeunes comme l’économiste Élise Huillery, remarquable sur les inégalités du système scolaire ou universitaire. J’ai aussi beaucoup travaillé avec le chercheur Bruno Palier sur les questions de qualité.

« Ils se sont dit qu’ils nous avaient mis par terre. Je ne vais pas vous cacher que je suis un peu satisfait de montrer qu’on est toujours là »

Et parmi les politiques ?

Sur le travail, on peut parler avec François Ruffin ou avec Xavier Bertrand, sans être forcément d’accord avec l’un ou l’autre. Sur les évolutions politiques souhaitables, la députée Renaissance Astrid Panosyan-Bouvet est intéressante, et aussi le député socialiste Boris Vallaud, dont le livre Un esprit de résistance, paru en 2021, portait une réflexion très construite. Je pense encore à Gérard Larcher. J’apprécie ceux qui sont ancrés dans une réalité, même s’ils ne portent pas la même vision que nous. Ceux qui sont déconnectés et qui ne font qu’utiliser des éléments de langage sont en revanche insupportables.

Pouvait-on dès 2017 anticiper la verticalité du pouvoir de la présidence Macron ?

Oui. On a compris ce qui allait se passer concernant les corps intermédiaires durant les auditions que l’on a fait passer aux candidats à l’élection présidentielle de 2017. Dans une vidéo, il a expliqué que les syndicats devraient rester à leur place et se taire, son entourage se targuant de bien connaître la CFDT. Ils ont voulu nous assigner un rôle, et encore récemment : celui d’être dans l’entreprise, et de la fermer sur le reste. C’est mal connaître la CFDT qui s’est toujours exprimée sur la démocratie, sur les travailleurs migrants ou sur la pauvreté. Ils se sont dit qu’ils nous avaient mis par terre. Je ne vais pas vous cacher que je suis un peu satisfait de montrer qu’on est toujours là.  

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON, ÉRIC FOTTORINO & VINCENT MARTIGNY

 

Illustrations : Jochen GERNER

 

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