Il existe une explication économique à la crise sociale que nous connaissons actuellement, mais on ne peut en comprendre la nature qu’en observant l’évolution de l’action publique sur une longue période. Que nous apprennent les données ? D’abord que l’intervention de l’État n’a cessé de croître au cours des dernières décennies, et qu’elle est plus forte aujourd’hui qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en pleine reconstruction. C’est une tendance longue, qui a connu une accélération à partir des années 2000 avec la crise financière et qui s’est prolongée au-delà de la pandémie. Mais, dans le même temps, ce surcroît d’interventions s’est davantage porté vers le marché, les entreprises, plutôt que vers l’amélioration des services publics et de notre protection sociale. Entre 1979 et 2010, les aides aux entreprises ont ainsi doublé, passant de 3 à 6 % du PIB, et même 8,5 % en ajoutant les exonérations de cotisations sociales qu’on leur a accordées. Et dans le même temps, les dépenses publiques pour l’éducation n’ont, elles, pas évolué. Il s’ensuit logiquement un fort sentiment d’injustice, voué à réapparaître à chaque réforme comme celle que nous connaissons avec les retraites : on demande aux citoyens de faire encore des sacrifices au nom de la compétitivité – ici travailler pour cotiser deux ans de plus.

Si la dépense publique est sous pression, c’est parce que le choix a été fait de privilégier la compétitivité des entreprises depuis les années 1970-1980.

En réalité, c’est le contrat social né de l’après-guerre qui est régulièrement écorché, cette idée que le travail et les cotisations donneraient droit à une école, des soins, une retraite de qualité. Les pouvoirs successifs, depuis plus de trente ans, ont régulièrement affirmé que le pays n’avait plus les moyens de financer cette qualité de vie, qu’il fallait rogner sur les services ou augmenter le temps de travail pour combler un déficit de financement. Mais, dans le cas des retraites par exemple, ce déficit naît précisément de l’exonération de charges sociales, un mouvement entamé dans les années 1990 par Édouard Balladur ! Si la dépense publique est sous pression, c’est parce que le choix a été fait de privilégier la compétitivité des entreprises depuis les années 1970-1980. L’État est devenu un acteur économique au service du bon fonctionnement du marché. Et là où on demande désormais à l’éducation, à l’hôpital, à l’ensemble des services publics de l’efficacité, voire de la rentabilité, on ne se montre pas aussi exigeant dans l’octroi de ces subventions publiques aux entreprises. Prenez le plan d’urgence au moment du Covid : on a dépensé 26 milliards d’euros pour aider les entreprises, sans aucun critère de sélection. Or, selon une étude récente, pour 1 euro dépensé par l’État, on a généré ainsi 18 centimes d’activité, alors qu’on aurait pu en générer 1,9 euro si l’on avait mieux choisi les entreprises aidées. Dans un pays si prompt à critiquer l’assistanat, il est important de comprendre qu’il n’est pas toujours là où on le croit.

L’État a un budget vert de 37 milliards d’euros, alors que les aides publiques aux entreprises grimpent au-dessus de 200 milliards par an.

Comment réconcilier dans ce contexte les citoyens avec l’action publique ? En réorientant la dépense pour la mettre véritablement au service de la population et de sa protection. Et à cet égard, la crise climatique fait figure de moment crucial. L’essentiel des aides publiques aux entreprises est aujourd’hui distribué aux secteurs les plus polluants. L’État a un budget vert de 37 milliards d’euros, alors que les aides publiques aux entreprises grimpent au-dessus de 200 milliards par an. Conditionner ces aides à des seuils d’émission de carbone permettrait d’instaurer un nouveau récit politique, mais aussi de réorienter la dépense vers les postes les plus utiles pour absorber les chocs des années à venir. Il n’y a que de cette façon que l’État pourra donner le sentiment de protéger la population plutôt que de donner la priorité au marché. 

Conversation avec JULIEN BISSON

 

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