Quelles sont les angoisses d’aujourd’hui ?

Sur le plan clinique, on perçoit comme un jeu d’enchâssement des angoisses : angoisse face à la précarité, au monde, au climat, à la pandémie. L’angoisse est d’ailleurs un maître mot trop plastique pour bien cerner de quoi il s’agit. Quand une personne parle d’elle, les mots qui reviennent sans cesse, de façon interchangeable, sont : je suis fatigué, je suis stressé, épuisé, exténué. En revanche, quand les patients évoquent le réchauffement climatique, la dissuasion nucléaire, la pandémie, l’Ukraine, autrement dit tous les événements « effractants », ils utilisent plus directement le terme d’angoisse, comme si ce vocable était jugé actuellement plus pertinent pour dire un rapport au collectif. Sur le plan intime, l’individu se dit stressé, fatigué, et, sur le plan collectif, il se dit angoissé, comme si l’incertitude portait encore davantage sur nos capacités collectives de transformation et de résilience.

L’usage du terme « angoisse » raconte cette interrogation quant à notre capacité commune à changer de modèle de croissance, à changer notre façon d’habiter le monde, alors qu’au niveau personnel, les individus ont le sentiment qu’ils pourraient peut-être y arriver plus facilement.

« Le penseur de l’angoisse, c’est Kierkegaard. Chez lui, elle n’est pas qu’une défaillance »

Si l’on fait un saut dans le temps, il y a dix, quinze ans, le mal-être se « disait » différemment : les personnes étaient « angoissées » à l’idée de ne pas être à la hauteur des attentes, de ne pas être capables de telle ou telle performance. Le grand sentiment était celui de la réification, de la remplaçabilité : se sentir comme une marchandise. Aujourd’hui, il me semble que l’angoisse fait l’épreuve d’un sentiment d’effondrement possible. Chacun comprend que le prix à payer d’un changement de modèle de croissance est très lourd. Le danger de la guerre réapparaît. L’angoisse est redevenue plus politique.

Quel type d’angoisses a attisé le Covid ?

Il a créé une fébrilité générale sur la question des corps : le corps propre et le rapport qu’il entretient avec les autres corps. Chacun a des difficultés à comprendre les nouveaux mécanismes de contagion et de protection. Les formes graves ont diminué, mais de plus en plus de patients disent expérimenter un Covid long. La lisibilité de cet événement est tout sauf simple : le phénomène est multifactoriel et nullement clos. D’où une angoisse forte, que l’on peut synthétiser ainsi : non seulement je ne comprends pas vraiment ce qui se passe, mais cette incompréhension et cette illisibilité risquent de durer.

Que nous dit la philosophie de l’angoisse ?

L’angoisse a été un des grands thèmes de la philosophie. Notamment de la philosophie moderne d’après les Lumières, avec Kierkegaard. Même si on peut lire sur l’angoisse – sans en passer par le substantif – chez les Anciens, que ce soient les stoïciens ou saint Augustin, et bien sûr dans la tradition allemande des Lumières, avec Hegel et Schelling. Dès que l’on évoque la « conscience humaine », réflexive et malheureuse, la question de l’intériorité, le sentiment de la finitude, la face sombre de cette intériorité surgit. Et si elle n’a pas tout de suite porté le nom d’angoisse chez les Anciens, c’est aussi parce qu’il fallait « s’autoriser » à pouvoir penser l’angoisse, autrement dit une conception du sujet plus détaché de Dieu. La notion d’angoisse suppose que l’on ait fait un pas dans la compréhension de la finitude humaine : d’une part, en s’autorisant un jugement sur la vacuité de la vie et, d’autre part, en imaginant la possibilité d’un libre arbitre.

Le penseur de l’angoisse, c’est Kierkegaard. Chez lui, elle n’est pas qu’une défaillance. Elle est la manière dont le sujet se positionne dans le monde : le sujet n’accède à son propre sujet que par la traversée de l’angoisse qui est existentialiste. Elle est au fondement même de la subjectivité humaine. Ce n’est donc pas seulement une insuffisance. Être pleinement un sujet suppose de faire l’expérience profonde de cette angoisse. Cette traversée-là signe notre appartenance à la condition humaine et notre manière d’être au monde. Kierkegaard a écrit Le Concept d’angoisse, mais cette notion est le fil rouge de son œuvre, une sorte de concept pivot. Il est le penseur qui a donné ses lettres de noblesse à l’angoisse : l’être humain expérimentant par l’angoisse ce que serait la liberté, qui est d’abord un vertige.

Freud estimait que l’angoisse était une pathologie du désir. Désirons-nous trop de choses ?

Oui, et l’on perçoit ici, dans la pensée freudienne, une trace des Anciens, que ce soit Platon ou Sénèque, dans la mesure où les défaillances de l’âme, les expérimentations d’agitation interne sont liées à des désirs « mal placés », centrés sur des objets sensibles, périssables, illusoires, fantasmatiques. L’enseignement antique considère qu’il faut orienter correctement son désir pour éviter d’éprouver des troubles indus. Il faut comprendre que l’angoisse n’est pas la peur, qu’elle n’a pas nécessairement besoin d’objet, qu’elle est même liée à l’absence d’objet, et qu’elle va développer à partir de ce « brouillard » un délire interprétatif qui va enfermer le sujet, comme dans une boucle de répétition.

« Souvent, on se fabrique des angoisses par surinterprétation de ce qui nous entoure »

Dans l’angoisse, c’est le récit qui prend la main, ce que le sujet se raconte à lui-même, en boucle. Et d’ailleurs, souvent, on se fabrique des angoisses par surinterprétation de ce qui nous entoure, en projetant sur autrui nos propres insuffisances. On se sent devenir le « mauvais objet » de ce monde, ce qui ouvre la question paranoïaque. L’angoisse est aussi un concept narcissique, au sens où le sujet tourne en boucle sur lui-même, centré sur son mal-être, si bien que l’individu devient hermétique à la phénoménalité du monde.

Les réseaux sociaux et la radicalité de notre société sont-ils des facteurs aggravants de l’angoisse ?

Oui, car l’angoisse est d’abord un débordement émotionnel. On calmerait nos angoisses par le fait de décélérer. Tout ce qui va accélérer ce débordement, comme la technique, aggrave l’angoisse. Par exemple, l’angoisse va être activée par le fait de recevoir en permanence des notifications. Ce qui vient contraindre l’espace-temps du sujet, sous couvert d’une grande ouverture et d’une hyperdisponibilité supposée, ce qui nous plonge dans un temps ultraserré, ou encore l’instantanéité, ou le sentiment d’une porosité sans cesse réactivée du dedans et du dehors, tout cela active l’angoisse. J’ajoute que les réseaux sociaux, c’est de l’œil.

illustration Céline Devaux

Comme l’angoisse renvoie à un concept narcissique, les réseaux sociaux étant le grand panoptique d’aujourd’hui, ils viennent activer la conscience et la fébrilité paranoïaques de l’individu, et ce qu’on appelle la rivalité mimétique : l’angoisse qu’on me regarde, et l’angoisse de moi me regardant et me comparant… On se sent « effracté ». C’est la définition même du traumatisme qui est une effraction du réel. Sur les réseaux, tout fait effraction. Les gens disent : ça m’agresse. Ils ont tendance à la qualifier d’agression toute interaction plus ou moins désagréable avec autrui. Par ailleurs, nous avons fait de l’hostilité, de la radicalité, du binarisme, du refus de la complexité le mode privilégié de nos échanges sur les réseaux sociaux. Et c’est épuisant.

Nos angoisses sont-elles tournées vers le passé ou vers le futur ?

C’est tout de même le futur qui est la conjugaison de l’angoisse, ou le présent dans son futur imminent. Une faute qu’on a commise, on peut s’angoisser des conséquences potentiellement néfastes qu’elle produira. Mais un événement passé, rigoureusement passé, ne nous angoisse plus. Il peut nous attrister, mais il ne se conjugue pas en termes d’angoisse.

Les angoisses contemporaines ont-elles à voir avec celles d’avant ?

Il y a une angoisse spécifique dite anthropocénique. Quand on mène des entretiens auprès des « boomers » [la génération du baby-boom], ils semblent dire que le fait d’être nés après la Seconde Guerre mondiale, tout en ayant conscience de cette catastrophe, les a protégés d’un sentiment d’angoisse collective. Leur « angoisse » était peut-être d’un type plus existentiel, moins centrée sur un effondrement collectif possible, puisqu’il venait d’avoir lieu et qu’il fallait s’extraire à tout prix du spectre de l’horreur. Il fallait « reconstruire ».

« L’angoisse est renforcée par l’inaction. On dit “fight or flight”, il faut soit se battre, soit fuir »

Aujourd’hui, l’époque est en fait plus camusienne qu’au temps de Camus, avec ce sentiment d’un monde qui se « défait », et des vécus d’effondrement qui se démultiplient : pandémie, réchauffement climatique, ressources de la biodiversité en danger, déplacements massifs des populations, etc. Sans oublier le fait que l’angoisse est renforcée par l’inaction. On dit « fight or flight », il faut soit se battre, soit fuir. Or, la fuite est compliquée, car nous sommes tous sur le même bateau, et le retrait de la société est soit un luxe, soit quelque chose qui se paye très cher. Donc, si on ne choisit pas le combat, l’action ou la militance, si on ne se retire pas – ce qui est le cas de la majorité des individus –, on est rattrapé par l’angoisse. Elle marche avec le sentiment de la double contrainte. On se sent piégé. Enfin, cerise sur le gâteau, l’angoisse existentielle de type kierkegaardien reste un grand invariant des époques.

Que faire face à l’angoisse ? Peut-elle nous aider ?

Le trop d’angoisse, non. C’est abyssal. Au sens psychiatrique ou psychologique, les véritables crises d’angoisse sont insupportables : le sujet est littéralement prostré. S’il faut faire quelque chose de ces angoisses, c’est de ne pas les laisser trop grandir dans cette indétermination qui risque de les aggraver encore. Le travail analytique ou philosophique est là pour décrypter, déconstruire, et aller vérifier l’objectivation réelle de l’angoisse pour en limiter les effets. Il faut agir dès le départ pour qu’elle ne se retourne pas contre le sujet. Il est intéressant d’utiliser la verbalisation, mais pas seulement. Si on demande à Garouste ce qu’il a fait de ses angoisses, il nous montrera ses peintures. Essayer de sublimer l’angoisse est une forme d’explicitation.

L’angoisse pousse-t-elle au repli ?

Oui. La première stratégie de défense psychique sera de se prostrer, de se fermer. C’est normal, car l’angoisse est un sentiment de béance et de porosité totales. Par réflexe, on produit du bord, on se ferme par instinct de survie. S’il n’y a pas de bonne angoisse, comme du bon stress ou du bon cholestérol, on ne peut pas ne pas avoir d’angoisse. Impossible de passer à côté. Elle est indissociable de l’expérience existentielle d’un sujet. Dès lors, elle n’a pas à être disqualifiée. Pour autant, tout est affaire de degré, et le premier travail du sujet est de se confronter assez tôt à l’angoisse s’il ne veut pas la voir devenir le seul maître à bord. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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