Peut-on anticiper une pandémie ?

Les pandémies sont la conséquence de mutations virales dans les réservoirs animaux, c’est-à-dire parmi les espèces qui participent au cycle de reproduction d’un agent pathogène. Ces mutations virales sont le jeu normal de l’évolution biologique. Toute l’histoire de l’humanité a été rythmée par des pandémies d’envergure. Dans les années 1970, les historiens de l’environnement comme William McNeill, Alfred Crosby ou, en France, Emmanuel Le Roy Ladurie ont même décrit l’expansion de l’humanité comme une suite de pandémies : la peste d’Athènes racontée par Thucydide, la peste de Justinien à la fin de l’Antiquité, la peste de la fin du Moyen-Âge dépeinte par Boccace, la variole qui, comme en témoigne Bartolomé de Las Casas, a ravagé les populations américaines récemment conquises…

Toutefois, ces mutations virales sont aujourd’hui accélérées par des changements d’origine anthropique comme le réchauffement climatique, la déforestation, l’urbanisation et l’élevage industriel des animaux. Lorsqu’elles arrivent dans des environnements humains, ces mutations virales transmises par les animaux entraînent des réactions pathologiques tout à fait imprévisibles, qui peuvent aller de l’immunité complète aux maladies les plus désastreuses. Les pandémies revêtent donc une double imprévisibilité : celle de la mutation initiale du virus et celle de la réaction immunitaire des humains.

Pour mieux les comprendre, on peut essayer d’extrapoler à partir de données antérieures, mais on navigue toujours à vue. C’est un peu comme les inondations : on sait qu’elles vont frapper tôt ou tard, mais on ne sait ni où ni avec quelle intensité. Nous pouvons toutefois dire avec certitude aujourd’hui que nous allons être de plus en plus touchés par des pandémies, puisque nous n’avons pas les défenses immunitaires nécessaires pour faire face à l’accélération des mutations virales.

Comment y pallier ?

Il y a plusieurs manières d’envisager le risque infectieux, plusieurs « cultures du risque ». Je distingue d’un côté la culture de la prévention et, de l’autre, celle de la préparation. La culture de la prévention est celle qui prévaut en Europe depuis le xixe siècle avec la découverte des microbes causant des maladies infectieuses comme la variole ou la tuberculose et la fabrication de leur vaccin. Elle repose sur des campagnes de vaccination, sur l’éducation aux bons gestes et à l’hygiène, sur la distanciation sociale, mais aussi sur l’abattage préventif d’animaux, par exemple en cas de grippe aviaire… Tout un système orchestré par un État-providence fort, capable d’analyser le développement d’une maladie dans le corps social, d’établir des prévisions et de mettre en place des plans d’action dédiés. La culture de la préparation, elle, est apparue dans les années 1980, à la suite de l’émergence du concept de « santé mondiale », une approche qui vise à dépasser les frontières nationales pour considérer les enjeux sanitaires globaux. Elle consiste, non pas à essayer de prévoir l’apparition de telle ou telle maladie, mais à limiter les effets d’une catastrophe imprévisible. Ce paradigme s’est forgé aux États-Unis pendant la guerre froide, et il s’est diffusé aux pays d’Asie du Sud-Est lors de la crise du Sras, due à un coronavirus, en 2003.

 

« Aujourd’hui, les virologues travaillent davantage comme des chasseurs qui prennent le point de vue de l’animal pour anticiper son comportement »

 

Quelle approche vous semble la plus appropriée à la situation sanitaire qui nous attend ?

Les virologues avec lesquels je travaille privilégient les techniques de préparation. En effet, si la prévention demeure très importante pour lutter contre les maladies infectieuses, les crises récentes, comme le Covid-19, nous en ont montré les limites. Face à des virus qui mutent de plus en plus vite et qui échappent à toute planification, l’État social se trouve bien démuni et peine à réagir avec suffisamment de rapidité et d’agilité. Pour reprendre l’analyse du « biopouvoir » formulée par Foucault, l’État agit comme un pasteur qui surveille son troupeau et assure sa santé grâce à des modélisations. Ces techniques supposent le caractère prévisible du « troupeau ». Or, ce que nous découvrons aujourd’hui grâce aux travaux des biologistes et des écologues, c’est que les réservoirs animaux sont devenus imprévisibles. Toute tentative de prévision achoppe donc sur cet imprévisible animal. Les virologues travaillent donc davantage comme des chasseurs qui prennent le point de vue de l’animal pour anticiper son comportement dans un environnement sauvage.

Est-ce nouveau ?

Cette prise de conscience a lieu à partir des recherches menées sur les rats comme réservoir de la peste dans les années 1930. On peut prévoir le comportement d’une population humaine dans une ville et même anticiper le comportement des animaux avec lesquels nous coexistons dans cette même ville – les rats, en l’occurrence. Mais dès que l’on sort de la ville et qu’on la replace dans un écosystème plus large, on ne peut pas prédire quand et comment les virus vont y faire irruption – en profitant, par exemple, des déplacements de rats des forêts vers les villes. Les techniques de prévision ne fonctionnent plus dès que l’on passe à l’échelle de l’écosystème. Or c’est précisément celle qu’il nous faut prendre en considération pour faire face aux nouveaux risques sanitaires que sont les pandémies.

Concrètement, comment mettre en place ce « paradigme de la préparation » ?

Les techniques de préparation se basent sur des stocks importants de vaccins, d’antiviraux et de masques, et sur un système de sentinelles visant à détecter les signaux d’alerte précoces des pandémies et à en limiter les dégâts. Ainsi, en Asie du Sud-Est, les virologues observent les oiseaux dans des lieux vulnérables aux franchissements de barrières entre espèces comme les réserves naturelles, les élevages industriels ou les marchés aux animaux.

Il faut aussi impliquer la population dans le processus de préparation, à travers des exercices à grande échelle, des simulations numériques, ainsi qu’une bonne information du public. Parler de ces épidémies est compliqué car elles sont souvent traumatiques et on tend à les oublier sitôt qu’elles sont passées. Il est pourtant très important de garder la mémoire des épisodes précédents pour savoir comment se remobiliser rapidement, identifier, au sein de notre communauté locale, les personnes fragiles qui auront besoin d’aide, etc. Taïwan, Hong Kong et Singapour ont ainsi appréhendé la crise du Covid en ayant gardé en mémoire l’épidémie de Sras de 2003 et ont pu, grâce à ce savoir, devenir un exemple de contrôle intelligent de l’épidémie, avec un confinement sélectif des personnes contaminées, et des réseaux sociaux qui ont favorisé la participation de la population à la mobilisation sanitaire. Ils ont de la sorte pu esquiver le coût économique, politique et social d’un confinement durable de leur population nationale.

Se préparer ne signifie pas vivre dans la peur permanente ! Il s’agit plutôt de faire comprendre aux gens que les pandémies ne seront plus des épisodes exceptionnels durant lesquels notre vie, nos droits, notre raisonnement critique se trouvent suspendus, mais qu’elles constitueront un nouvel élément de notre vie quotidienne, que nous avons déjà vécu et auquel nous saurons réagir. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

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