Peut-on s’assurer contre l’imprévisible ?
Temps de lecture : 6 minutes
Demandez à un assureur s’il est capable de vous protéger contre les imprévus, il vous répondra d’un ton patelin que c’est son métier, qu’il peut couvrir votre famille, votre maison, vos biens les plus précieux contre tous les aléas : accident, vol, incendie, inondation… Tous les imprévus, vraiment ? Même les plus inconcevables, les plus incommensurables, les plus inattendus, bref les plus imprévisibles ? Tout dépend du prix que vous êtes prêt à payer, vous répondra-t-il. À moins qu’il ne se retranche derrière l’article 1195 du Code civil : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. » Traduction : l’assurance vous protège dans les limites prévues au contrat, mais pas toujours, parce que, vous comprenez, le monde est bien compliqué avec tous ces problèmes de changement climatique, de guerres, d’émeutes, de pandémies…
Le message vous semble caricatural ? C’est pourtant ainsi qu’il a été reçu par les restaurateurs qui ont dû baisser le rideau plus de sept mois durant la pandémie de Covid-19. Ceux qui avaient souscrit une garantie « perte d’exploitation » se pensaient protégés : cette assurance est en effet destinée à compenser la perte de chiffre d’affaires et à couvrir les frais généraux en cas de sinistre. À un détail près : le risque pandémique, considéré comme « systémique » par les assureurs, est exclu par la plupart des contrats. Mais pas forcément de façon explicite, ce qui explique pourquoi la Cour de cassation, au terme des centaines de procédures engagées par les restaurateurs, a rendu deux décisions contradictoires : MMA a été condamné à indemniser une entreprise, alors que le groupe Axa en a été dispensé.
Un risque est considéré comme systémique dès lors qu’il affecte de façon intense et simultanée l’ensemble des assureurs, rendant sa couverture financière insoutenable. Car il n’y a pas plus d’argent magique dans les caisses d’un assureur que dans celles de l’État : s’il peut indemniser tous les sinistres auxquels il est confronté, c’est parce qu’il a perçu, mutualisé et géré les cotisations versées par ses assurés pour couvrir un risque précis. La mutualisation, c’est-à-dire le partage du coût du risque, est au fondement de l’assurance.
S’ils veulent pouvoir continuer à faire leur métier, les assureurs doivent affiner leur compréhension des risques
Or certains risques échappent à toute forme de mutualisation. C’est ainsi que celui d’une catastrophe nucléaire ou celui d’une guerre sont considérés comme inassurables : ils auraient de telles incidences sur la population, l’habitat, l’environnement, l’activité économique qu’une indemnisation serait tout bonnement impossible. Ils sont donc exclus depuis bien longtemps des contrats d’assurance dommages. Reste à s’entendre sur leur définition. En ce début chaotique du xxie siècle, les guerres ne sont plus engagées dans les règles de l’art, avec une déclaration couchée sur un beau papier, portée par un ambassadeur. Elles peuvent prendre diverses formes, du terrorisme aux stratégies d’influence, en passant par les attaques cyber. Une étude menée par EuRepoC (un consortium de recherche indépendant entretenant une base de données des incidents cyber affectant l’espace européen) fait ainsi apparaître que, sur 2 506 incidents recensés entre 2020 et 2023, 11,9 % sont clairement identifiés comme venant de Chine, 11,6 % de Russie, 5,3 % d’Iran, 4,7 % de Corée du Nord (la provenance de 44,8 % des incidents n’ayant pu être établie). Peut-on les considérer comme des actes de guerre ? Les assureurs ont intérêt à proposer une réponse claire à cette question s’ils veulent voir le marché des garanties cyber décoller, alors que les entreprises, les hôpitaux et les collectivités territoriales sont massivement ciblés par les hackers.
L’autre fondement de l’assurance est la notion d’aléa : si un risque a toutes les chances de se produire, il ne peut être couvert. C’est le discours qu’ont tenu les assureurs au gouvernement face à la flambée de violences du printemps dernier en Nouvelle-Calédonie, qui devrait leur coûter plus de 2 milliards d’euros. Considérant que ces émeutes ont été rendues inévitables par une décision politique hasardeuse et une gestion défaillante du maintien de l’ordre, ils ont brandi la menace d’attaquer le gouvernement pour négligence et refusent désormais de couvrir le risque d’émeute dans l’archipel.
Le sujet les rend éruptifs : les violences urbaines qui ont suivi la mort du jeune Nahel, en juin 2023, ont provoqué 1 milliard d’euros de dégâts sur l’ensemble du territoire. Au point que certaines communes, particulièrement touchées, ont vu leur assureur résilier leur contrat ou leur imposer des augmentations tarifaires insoutenables. Face à la colère des élus, le gouvernement a confié une mission sur l’assurabilité des collectivités territoriales à l’un d’entre eux, Alain Chrétien, maire de Vesoul. Loin d’incriminer l’ensemble de la sphère assurantielle, son rapport a mis en lumière un déséquilibre structurel de la tarification dû à la volonté de deux opérateurs (la Smacl et Groupama) d’accaparer le marché, ainsi qu’à la rigidité des procédures d’appels d’offres qui ne permet pas d’avoir une bonne vision du patrimoine à assurer.
Il n’en demeure pas moins que certains risques posent clairement la question de leur assurabilité. À commencer, bien sûr, par le changement climatique. Aux États-Unis, il est déjà difficile d’assurer sa maison sur certains territoires : dans une Californie particulièrement exposée aux mégafeux de forêt, trois compagnies (State Farm, Allstate et Hippo Insurance) ont annoncé au printemps 2023 qu’elles refusaient d’assurer de nouveaux biens immobiliers. Cette année, State Farm a franchi un pas supplémentaire en résiliant les contrats de 72 000 de ses assurés (soit 2 % de son portefeuille).
En France, la question ne se pose pas encore en ces termes : les assureurs sont présents sur l’ensemble du territoire, mais affichent des variations tarifaires sans commune mesure avec la réalité des risques qu’ils peuvent être amenés à couvrir. En partie grâce au régime d’indemnisation des catastrophes naturelles : depuis sa création, en 1982, ce système de solidarité nationale a permis aux Français de s’assurer à des tarifs inférieurs à la moyenne européenne tout en préservant les finances publiques.
Mais avec le changement climatique, le régime « cat’ nat’ » atteint ses limites : après des années de déséquilibre et un déficit cumulé de 2 milliards d’euros, le gouvernement a décidé de relever le niveau de la surprime catastrophe naturelle perçue sur le montant des primes d’assurance auto et habitation. Il s’agit là de l’une des préconisations du rapport Langreney, remis en juin par une mission réunissant assureurs et experts climatiques pour réfléchir à l’adaptation du système assurantiel à l’évolution des risques climatiques. Celui-ci recommande par exemple d’engager systématiquement des travaux de réduction de la vulnérabilité après un sinistre et de soutenir financièrement (par un allègement de la cotisation) les mesures de prévention mises en œuvre par les assurés.
La prévention est un véritable changement de paradigme pour les assureurs qui ne peuvent plus se contenter de compter les sinistres et de les indemniser. En vingt ans, la charge des sinistres climatiques s’est envolée : de 2,7 milliards d’euros de moyenne annuelle dans les années 2000, elle est passée à 3,7 milliards dans les années 2010 et devrait tourner autour de 6 milliards dans les années 2020. S’ils veulent pouvoir continuer à faire leur métier dans des conditions financières acceptables pour les assurés, les assureurs doivent affiner leur compréhension des risques et de leurs conséquences financières. Les nouvelles capacités de traitement des données et l’intelligence artificielle devraient les aider à modéliser des phénomènes tels que la sécheresse, les inondations, les tempêtes, les cyclones ou encore la grêle. La mission Langreney juge leurs travaux encore très insuffisants. C’est pourtant une voie importante vers l’assurabilité d’un monde de plus en plus imprévisible.
« Nous ne devrons pas être surpris d’être surpris »
Jean-Pierre Dupuy
Pour Jean-Pierre Dupuy, considérer la catastrophe à venir comme probable est le plus sûr moyen de la conjurer. Face à un monde illisible, il défend une « éthique de l’avenir » attachée à la permanence de la vie humaine sur Terre dans les meilleures conditions possibles.
[Imprévus]
Robert Solé
Que recouvrent les imprévus ? Que devons-nous laisser au hasard ?
LES LIMITES PLANÉTAIRES
Comment les neuf limites planétaires nous permettent-elles de mesurer l'impact du dérèglement climatique sur "l'espace de vie sécurisé" ?