Le monde actuel est-il plus imprévisible que par le passé ?

On interrogeait un jour le grand écrivain argentin Jorge Luis Borges pour la énième fois : « Parlez-nous de vous, M. Borges. – Vous parler de moi ? Mais je ne sais rien de moi, je ne connais même pas la date de ma mort ! » Nous plaçant à la date de cet échange mais avec notre savoir d’aujourd’hui, nous pouvons quant à nous recourir au futur antérieur, ce temps miraculeux qui transforme l’avenir en passé, et dire : « Lorsque Borges mourra, sept ans et trois mois se seront écoulés depuis qu’il a prononcé ces paroles mémorables. » Mais c’est un luxe qui était inaccessible à l’intéressé. C’est le temps d’attente qui nous sépare d’une catastrophe dont la survenue est inévitable mais la date inconnue qui fait l’objet de mes recherches depuis un quart de siècle. 

L’exemple de la mort individuelle suffit à complexifier votre question. Un événement peut être certain, ou très probable, et ses modalités, à commencer par sa date, être inconnaissables. Y aura-t-il une guerre nucléaire en Europe ? C’est possible et la prudence exige de tenir cette possibilité pour une réalité. Mais comment cela arrivera-t-il ? Personne ne peut le dire, d’autant moins qu’il y a des raisons de penser que ce sera le résultat d’un accident : personne ne l’aura voulu.

Comment la question climatique s’insère-t-elle dans cette réflexion ?

Le cas du changement climatique introduit une complexité intéressante. Nous savons aujourd’hui par nos modèles qu’il y a des points de basculement (tipping points) dont le franchissement produira des phénomènes irréversibles et catastrophiques, tels que le ralentissement du Gulf Stream. Mais on sait aussi que l’on ne saura où sont ces seuils qu’une fois qu’on les aura franchis, donc trop tard. Il n’y a pas si longtemps, l’existence de ces points de basculement n’était pas connue : on ne savait pas que l’on ne savait pas. Cette méconnaissance redoublée nous rend impuissants. La catastrophe nous surprendra, mais nous ne devrons pas être surpris d’être surpris.

Notre aversion à l’imprévisible a-t-elle augmenté à mesure que la société gagnait en confort et en outils pour prévoir le futur ?

Permettez-moi de contester l’existence universelle de cette « aversion à l’imprévisible ». Pas plus que Borges, je ne veux connaître la date de ma mort. J’ai pu montrer, à la fois empiriquement et par un raisonnement a priori, que le fait extraordinaire qu’il n’y ait pas eu de guerre nucléaire depuis 1945 pouvait s’expliquer par l’indétermination radicale – c’est-à-dire une incertitude qui n’est pas probabilisable – que les principaux acteurs du drame attribuaient à cet événement tragique, qui aurait eu raison de la civilisation. Il se pourrait que l’effet dissuasif que peut avoir la perspective d’une catastrophe majeure sur nos comportements dépende moins de son importance et plus de son indétermination. C’est l’une des erreurs commises par les « collapsologues ». Ils sont tellement habités par la certitude que le monde va « s’effondrer » qu’ils se croient capables d’en fixer la date. Mais si celle-ci était connue – une fois de plus, Borges ! –, l’effondrement se produirait aujourd’hui et non pas à la date en question. La veille de l’événement, tout crédit serait impossible, à commencer par la monnaie, qui est une reconnaissance de dette, puisqu’il n’y aurait pas de retour possible. Mais ceci serait ipso facto vrai de l’avant-veille, etc.

Comment expliquer que les multiples crises environnementales (climat, pollutions, pandémies, risque nucléaire…) soient autant « annoncées » et si peu anticipées dans l’action publique ?

Même lorsque les annonces reposent sur un savoir solide – c’est le cas du changement climatique –, ce savoir ne se transforme pas en croyance et nous n’agissons pas. Vous voyez bien que le coupable n’est pas l’imprévisible ! Il faut trouver une autre explication. Un livre entier suffirait à peine à épuiser le sujet – ce livre, je l’ai écrit, il s’agit de L’Avenir de l’économie (Flammarion, 2014). Je me limiterai à l’interprétation donnée par un chercheur anglais, David Fleming : nous prenons d’autant plus une catastrophe au sérieux que nous croyons en l’existence de solutions réalistes. 

La militante canadienne Naomi Klein, dans Tout peut changer, en a tiré la conclusion que certains climatosceptiques étaient plus proches de la vérité que les capitalistes verts. Les premiers, contrairement aux seconds, croient avec raison à l’impossibilité de concilier capitalisme et climat et ils préfèrent nier l’évidence. À noter que le livre de Klein a influencé le pape François dans sa lettre encyclique Laudato si’ de 2015.

Finalement, l’imprévisible existe-t-il ou n’y a-t-il que du prévisible que nous ne voulons pas voir ?

C’est une des grandes découvertes mathématiques du xxe siècle que le déterminisme n’implique pas la prévisibilité. Dans plusieurs de nos langues, le mot qui désigne le hasard ou l’aléa renvoie à l’expérience du jet de dé : alea jacta est. Un jet de dé est ce que l’on appelle un « chaos déterministe ». Sa trajectoire est infiniment sensible à la moindre déviation. Même un monde complètement déterministe à la Spinoza ou à la Einstein échapperait à la connaissance finie qui est la nôtre. Les modèles mathématiques du climat abondent en dynamiques de ce type.

Faut-il être « catastrophiste » pour avoir une réaction à la hauteur de l’enjeu ?

Catastrophiste à la manière des collapsologues ? Non, certainement pas, et j’ai déjà dit pourquoi. Mais rester à ronronner dans son bien-être douillet ? Encore moins. La bonne attitude, je crois, est celle que préconisait à la sortie de la guerre le philosophe allemand Karl Jaspers, qui fut le directeur de thèse de Hannah Arendt, dans De l’origine et du but de l’histoire : « Quiconque tient une guerre imminente pour certaine contribue à son déclenchement, précisément par la certitude qu’il en a. Quiconque tient la paix pour certaine se conduit avec insouciance et nous mène sans le vouloir à la guerre. Seul celui qui voit le péril et ne l’oublie pas un seul instant se montre capable de se comporter rationnellement et de faire tout le possible pour l’exorciser. » Ici encore, le goût pour le certain apparaît comme haïssable.

 

« À l’ère technologique, nous avons une obligation ardente, que nous ne pouvons pas remplir : anticiper l’avenir »

 

La réponse « technicienne » est-elle une illusion ?

Je suis loin d’être technophobe et dans bien des domaines j’admire la technique. Ce sont les mathématiques qui m’ont formé et je reste fidèle à leur esprit. Membre du Corps des mines, je sais comment fonctionne une centrale nucléaire et ce qui se passe lorsqu’elle explose. Mais, pour se limiter au changement climatique, les enjeux sont démesurés et les solutions techniques qui ont été proposées sous le nom de géoingénierie sont elles-mêmes tellement énormes que le remède risque d’être pire que le mal : élimination du CO2 dans l’atmosphère, contrôle du rayonnement solaire atteignant la Terre au moyen de nanoparticules injectées dans la stratosphère, etc. Le rayonnement solaire étant la source de toute vie sur Terre, une erreur de calcul aurait le même effet qu’une guerre mondiale à coups de bombes H et l’hiver nucléaire qui s’ensuivrait. L’hubris, la démesure, est partie intégrante de notre situation.

Comment gouverner et prendre des décisions – individuelles et collectives – dans un monde chamboulé par ces nouvelles menaces ?

Que peut la politique ? Vivant une partie de l’année aux États-Unis, j’ai appris cette démocratie du quotidien faite de petits gestes, qui enchantait déjà Tocqueville en 1830, et je sais distinguer entre cinq catégories d’ordures ménagères suivant leur degré de recyclabilité. Fort bien, mais nous nous parlons le 3 novembre alors que le résultat de l’élection présidentielle américaine n’est pas encore connu. Ce que l’on sait, c’est qu’une poignée d’électeurs de Pennsylvanie peut faire la différence. C’est dire que, comme dans la « loterie à Babylone » qu’imaginait Borges, le sort du monde va être décidé au hasard des urnes, l’Amérique étant de loin l’une des deux nations les plus émettrices de gaz à effet de serre. Même un changement de modèle économique comme celui que souhaitent Naomi Klein et le pape François ne serait pas à la hauteur. Pour citer Heidegger, « Seul un dieu peut encore nous sauver », ce dieu requérant au minimum un changement de civilisation.

Quelle éthique devrions-nous adopter par rapport à l’avenir ?

Au départ de mon travail sur les catastrophes, j’ai été influencé par le philosophe Hans Jonas, l’inventeur de deux principes moraux : le principe responsabilité et le principe de précaution. Étant donné l’ampleur des conséquences possibles de nos choix technologiques, nous avons l’obligation absolue d’essayer d’anticiper ces conséquences, de les évaluer et de fonder nos choix sur cette évaluation. Lorsque les enjeux sont élevés, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas choisir une éthique conséquentialiste, c’est-à-dire une éthique qui se fonde uniquement sur les conséquences de nos actes. Cependant, les mêmes raisons qui rendent le conséquentialisme convaincant, et donc nous obligent à anticiper l’avenir, nous rendent impossible de le faire. Déclencher des processus complexes est une activité très périlleuse qui exige à la fois une connaissance préalable et la rend impossible.

Cela veut-il dire qu’il faut ne rien faire ?

En principe, il n’y a pas d’obligation de faire ce que l’on ne peut pas faire. Cependant, à l’ère technologique, nous avons une obligation ardente, que nous ne pouvons pas remplir : anticiper l’avenir. D’où la nécessité de ce que Hans Jonas appelle l’« éthique du futur » – non pas au sens où ce serait la doctrine qui devrait prévaloir dans l’avenir, mais au sens où il faut mettre au-dessus de tout le devoir de préserver la possibilité de l’avenir. Sa maxime est : « Agis toujours de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre. » 

Dans ma vie personnelle, avec l’âge, je suis plutôt enclin à avoir pour guide la leçon du philosophe français Vladimir Jankélévitch dans L’Irréversible et la Nostalgie, une doctrine en fin de compte beaucoup plus exigeante : l’irréversibilité du temps n’admet qu’un seul remède, le consentement joyeux de l’homme à l’avenir, au futur.

Comment appliquer cela sans tomber dans le fatalisme ?

Cela peut en effet paraître provocateur. Je fais implicitement allusion à la distinction qu’opère la théologie chrétienne entre l’espoir et l’espérance. L’espoir relève du calculable, du rationnel, des probabilités comprises comme calcul des chances. L’espérance, loin d’être un fatalisme, est un acte de foi qui n’implique nullement la passivité. C’est une attitude foncièrement optimiste, qui s’accompagne d’actions, à l’opposé de l’optimisme béat de ceux qui se satisfont du statu quo. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER

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