Dans un monde instable, « la recherche de performance est contre-productive »
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Comment les êtres vivants répondent-ils à l’imprévisible ?
Le vivant répond à l’imprévisible par de l’imprévisible. Les processus biologiques incluent beaucoup d’aléatoire : l’immunité ou le brassage des chromosomes, par exemple, sont régis par les lois du hasard. Sur une plante, pour produire des fleurs de même taille, la composition cellulaire est paradoxalement hétérogène, erratique. Pour le dire en un mot, le vivant est adaptable. Je dis bien « adaptable » et pas « adapté ». Car « s’adapter » est très arrogant, cela signifie que l’on sait ce qui va se passer. C’est aussi très risqué : on quitte une voie étroite pour s’enfermer dans une autre voie étroite. Au contraire, les êtres vivants explorent, expérimentent, diversifient… Ils sont toujours prêts à changer.
Une autre clé réside dans la polyvalence, gage d’adaptabilité. Notre main, par exemple, n’est pas parfaitement optimisée pour utiliser un tournevis, mais elle a été « sélectionnée », au sens de la sélection naturelle, pour servir à plein d’usages différents.
L’évolution sélectionne d’abord les êtres vivants robustes, c’est-à-dire ceux qui restent viables malgré les fluctuations. Ainsi, la photosynthèse ne transforme que 1 % de l’énergie solaire reçue par une plante. Cela peut paraître contre-performant. Mais ce faible rendement a permis aux végétaux de s’adapter à presque tous les climats et à toutes les luminosités, sur la planète entière. Les êtres vivants non robustes, c’est-à-dire incapables de garder une stabilité malgré les changements, sont fragiles et finissent par disparaître.
Quelle différence faites-vous entre robustesse et solidité ?
Le solide finit par casser. Le robuste, lui, est souple et ne casse pas, car il héberge un équilibre interne ; il accepte du jeu dans les rouages. Comme un pont suspendu : des piliers sont en compression, des fils sont en tension, et ces deux forces contraires génèrent un équilibre mécanique qui permet au pont de fluctuer dans le vent. Le vivant fonctionne sur cette stabilité dynamique. Nous, les humains modernes, faisons tout le contraire : nous sommes obsédés par la stabilité non dynamique, c’est-à-dire rigide. Face à une secousse, une route goudronnée ne fluctue pas, elle craque. Lorsqu’un porte-conteneurs bloque le canal de Suez, 12 % du transport maritime international est empêché et des millions de dollars sont perdus chaque jour. Lorsqu’un logiciel de cybersécurité comme CrowdStrike connaît un bug, comme en juillet dernier, des aéroports et des hôpitaux sont paralysés. Nous nous sommes habitués à un rythme de performance délirant, qui crée de nombreuses fragilités économiques, sociales, géopolitiques et écologiques.
Ces situations vont-elles se multiplier ?
Tous les rapports scientifiques – du Giec, de l’IPBES [équivalent du Giec dans le domaine de la biodiversité], de la CIA… – disent que le xxie siècle sera fait de fortes fluctuations. Nous quittons le monde de la moyenne, où les tendances sont prévisibles et similaires d’une fois sur l’autre, pour le monde de l’écart type, où tout devient incertain. Côté météo, par exemple, à une méga-inondation causée par la douceur hivernale pourra succéder une gelée tardive, suivie d’un été extrêmement sec.
Dans ce monde de l’écart type, la recherche de performance – c’est-à-dire la volonté d’atteindre un objectif avec le moins de moyens possibles – est contre-productive. Un ingénieur qui est dans le fantasme d’un monde stable pour l’éternité fabrique des technologies qui sont certes de plus en plus performantes mais sont aussi de plus en plus éloignées des citoyens. Comme le smartphone, que personne ne peut réparer soi-même. Dans un monde fluctuant, au contraire, on va demander à l’ingénieur de faire de la techno-diversité, avec des plans A, B, C et D, tous robustes, et des solutions que les citoyens peuvent s’approprier localement. L’impression 3D, par exemple, peut apporter de l’adaptabilité : en permettant la création de pièces sur mesure, elle rend certains objets réparables à vie.
Que serait une organisation robuste, par exemple pour alimenter les villes ?
Une association, qui travaille à l’autonomie alimentaire des collectivités locales, a choisi de s’appeler « Les Greniers d’abondance ». Le nom est intéressant : ces « greniers d’abondance » étaient des stocks constitués autrefois dans les villes pour pouvoir nourrir la population sur la longue durée, en cas de siège ou de quarantaine liée à une grande peste notamment. C’est cela qu’il va falloir réaliser.
Nous avons été biberonnés au catéchisme performant : « zéro stock », « zéro délai », etc. Mais la ville du futur va donner le primat à son autonomie locale, y compris alimentaire, en réseau avec son territoire.
« On ne manque pas de solutions, on en a surtout trop de contre-productives »
En étant moins performant, ne risque-t-on pas de gâcher des ressources ?
On se représente le vivant comme très sobre, mais, en réalité, il gâche énormément de ressources. Sauf que ce « gâchis » est réutilisé au sein de l’écosystème, dans un fonctionnement circulaire : lorsqu’un arbre perd ses feuilles, on pourrait considérer qu’il « gaspille » de la matière organique, mais celle-ci va en réalité servir à enrichir le sol et les êtres vivants alentour.
Le vivant fonctionne selon trois lois : la circularité, la coopération et la robustesse. Dans un monde fluctuant, ces lois constituent un guide de vie pour les humains. Nous devrons donc former des coopérateurs, développer une bioéconomie circulaire et utiliser la robustesse comme critère pour filtrer les solutions. On ne manque en effet pas de solutions, on en a surtout trop de contre-productives.
Certaines activités répondent-elles à ce critère ?
Oui, le monde robuste est déjà là, sous le radar. Et chaque crise nous aide à avancer vers la robustesse. Par exemple, la création de la Sécurité sociale après la Seconde Guerre mondiale nous a mis sur la voie de la santé préventive, moins performante – plus coûteuse, dira-t-on – à court terme. Mais, finalement, l’ensemble est plus robuste que si chacun devait se débrouiller seul. Autre exemple : dans le nord de l’Italie, les « districts industriels » regroupent des PME d’un même secteur qui mutualisent certains moyens. Cela a permis d’éviter de nombreuses délocalisations.
L’agroécologie, dans un autre domaine, donne des rendements moins élevés mais plus stables, parce qu’elle se fonde sur la biodiversité et l’adaptabilité des écosystèmes. On peut citer aussi les épiceries solidaires, les conventions citoyennes pour la décision politique… Il y a pléthore d’exemples.
Cette conception implique-t-elle un changement de mentalité ?
Absolument. Quand on met le compas sur la performance et la compétition, ce sont les plus violents qui gagnent. Lorsqu’on choisit la robustesse, on donne le primat au soin, celui des humains mais aussi celui des écosystèmes. Cette attention au soin nous invite à nous relier au territoire. Par exemple, restaurer le cours méandreux d’une rivière peut ralentir son flux et éviter les inondations.
En fin de compte, nous sommes en train de quitter le Néolithique, époque à laquelle les humains ont commencé à contrôler la nature avec l’agriculture, la domestication et la sédentarisation. Aujourd’hui, notre excès de contrôle nous fait perdre le contrôle. Dans ce monde-là, la performance est contre-productive et nous avons plus que jamais besoin de robustesse. C’est une révolution culturelle ! Un fort soutien à la création artistique est d’ailleurs nécessaire, car le renversement en cours demande de générer du trouble : un moment d’arrêt, une mise en mouvement nécessaire pour pouvoir basculer.
Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER
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