« Aujourd’hui, mardi 2 juin, les bars et les restaurants rouvrent. Pour la première fois depuis longtemps, je retrouve mon rituel quotidien du café matinal en terrasse avec un ami. J’exagère à peine… mais il m’a semblé vivre ce matin une forme d’expérience mystique, que je pourrais appeler "la révélation du café allongé" !

L’émotion que j’ai eue à tremper mes lèvres dans la tasse était plus qu’une madeleine de Proust ; elle disait ma satisfaction que ce monde d’après, dont on nous parle tant et qu’on nous promet si différent, puisse avoir si précisément le goût du monde d’avant. A surgi en moi la joie qu’il puisse exister une continuité partielle au cœur d’un monde si disruptif.

Ce matin, en terrasse, j’ai entendu les mêmes bavardages, perçu les mêmes regards. Seule la distance des corps, ce nouveau noli me tangere collectif, semblait inédite. Et je me suis dit que nous étions, et pour un bon moment, dans un monde qui n’est ni celui d’avant ni celui d’après, mais celui du pendant.

Dans ce monde du pendant, depuis des semaines, j’ai appris combien nous étions précisément dépendants. Dans l’inaccessibilité des corps qu’on a créée, nos liens se sont renforcés. La conscience de notre vulnérabilité a paradoxalement fortifié quelque chose en nous, à un niveau collectif.

Ce qu’on a vécu est ce qu’on pourrait appeler un moment messianique, mais pas dans le sens où on l’entend généralement d’une eschatologie, d’une angoisse de fin du monde, ou d’une illumination religieuse. Le propre d’un moment messianique laïque, tel que le philosophe Jacques Derrida le définit, est le surgissement d’un radicalement imprévisible. Le déroulé linéaire du temps et de l’histoire s’interrompt et ouvre un temps où tout est possible : le meilleur comme le pire.

Tel est le propre des moments de crise : surgit en nous la possibilité d’être plus grand ou plus petit, la promesse de grandir ou le tassement moral. Le temps du pendant ne permet pas encore de dire laquelle de ces forces de croissance ou d’amoindrissement de soi l’emportera.

Ainsi, la peur de la contamination pourrait déboucher sur deux attitudes contraires : certains nous inviteront à fermer hermétiquement toutes les portes et fenêtres, pas juste celles des maisons, mais celles des têtes et des territoires, comme une modalité de défense. Cette pensée de repli se traduira en discours politiques de conservatisme et de fermeture des frontières. Face à la même menace, d’autres tiendront le discours opposé : parce que le virus ne connaît aucune frontière, nous devrions ouvrir encore plus grand nos portes, faire que les idées circulent plus vite que les micro-organismes pour que la capacité d’agir ensemble soit plus virale que le Covid.

Ces dernières semaines, mon activité pastorale a connu une forme de révolution : celle de la technologie. Ma synagogue a mis en place des offices virtuels et des moyens techniques pour accompagner les moments tragiques ou joyeux de l’existence. J’ai célébré des bar-mitsva par Zoom mais aussi des offices de deuil par écrans interposés. Vous m’auriez demandé avant si c’était envisageable, je vous aurais tenu un discours traditionnel de mise en garde contre le virtuel. J’ai un peu changé d’avis. L’écran ne remplace pas une rencontre. Mais il a rendu possible quelque chose qui, bien que virtuel, a permis une présence très réelle pour ceux qui le vivaient. Nous avons pu proposer un accompagnement différent qui avait, me semble-t-il, de la valeur.

Bien sûr, nous resterons hantés par les drames que nous avons traversés. Face au deuil, et dans l’impossibilité de se réunir auprès des disparus, certains se sont promis d’honorer la mémoire de la personne "plus tard". Mais peut-on mettre en stand-by la ritualisation d’un arrachement ? Y a-t-il moyen de "congeler" en soi la douleur et le manque ?

Et puis, certains rites funéraires ont été interrompus : dans la tradition juive, ce fut le cas de la toilette mortuaire. Ces usages servent traditionnellement à ritualiser le passage entre le monde des vivants et celui des morts, à créer une barrière pour que les défunts puissent partir et n’habitent plus avec nous. Je me demande si l’interruption de ces rites n’a pas créé des fantômes avec lesquels il nous faudra apprendre à vivre, au sens de revenants, de spectres qui reviendront nous hanter longtemps.

Il y aura encore tant à dire et à écrire.

Je me souviens de notre dernière rencontre, une interview donnée il y a plusieurs mois de cela [Zadig, n4, hiver 2019]. Nous avions parlé de la montée de l’antisémitisme, et du ressenti des Juifs de France par rapport à cette menace avec laquelle il nous a fallu apprendre à vivre.

J’y ai souvent repensé ces dernières semaines. Au début de la crise, j’ai ressenti comme quelque chose d’"apaisant" – je mets beaucoup de guillemets à ce mot et je ne voudrais pas être mal comprise – que, tout à coup, nous soyons tous menacés de la même manière – non pas pour ce que nous étions ethniquement ou religieusement, mais pour ce que nous étions bien en amont de cela : des organismes vulnérables.

J’ai beaucoup réfléchi à la puissance paradoxale de la menace sanitaire qui, "grâce à Dieu" (!), n’a rien à voir avec la crise identitaire et mortifère que nous vivons depuis des années. Je sais malheureusement qu’à toutes les époques, les crises sanitaires ont nourri les haines, le racisme et l’antisémitisme, et notre société n’y échappera sans doute pas. Mais l’épidémie nous a permis de nous sentir menacés collectivement, non pour ce que nous sommes, pour nos identités, mais pour ce que l’on partage, à savoir une biologie, et une humanité. J’espère que nous saurons nous en souvenir. » 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

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