« Tout le monde ne pense déjà plus qu’à licencier », me confie tristement un ami écrivain et avocat d’une précieuse humanité, Thierry Illouz, en ce 22 mai où je m’attelle à mon texte. Onze jours déjà que nous sommes sortis de cette période d’hibernation qu’a été le confinement. Nous voilà à nouveau face au monde extérieur, rescapés un peu ramollis, déresponsabilisés, commençant à mesurer l’étendue des dégâts.

Difficile encore de s’en faire une image très nette. Les librairies, les boutiques, les fleuristes sont debout. Même les salons de coiffure où j’étais dès dix heures le 11 mai, touchée que Maryse m’ait appelée, et heureuse de la retrouver, tout comme moi, la frange en bataille au-dessus de son masque bleu. Nous avons appris à ne plus voir que des moitiés de visages, à sourire avec les yeux (à nous regarder mieux à ce que je constate), et à faire un pas de deux pour garder la distance sanitaire. L’affection n’en est pas moins grande, ni la complicité, renforcée même par le constat que nous avons vécu un peu les mêmes histoires : une collègue clouée au lit avec des maux de tête à devenir dingue, un voisin pas si vieux, emporté alors qu’il semblait aller mieux, un corps resté dix jours dans un frigo à Rungis, l’enterrement à trois personnes qui n’ont même pas pu s’embrasser.

À entendre ce qu’ils disent avoir enduré, la crainte demeure que certains cafés, restos, cinémas puissent ne pas se relever. Cela paraît impensable, mais c’est pourtant possible puisque tout s’est déjà vu. Me restent à l’esprit ces images, tellement décalées dans le riche État de New York, du centre d’Hudson après la crise des subprimes : des rues entières de vitrines empoussiérées avec quelques babioles oubliées au moment de mettre la clé sous la porte.

Les montants du manque à gagner accumulés dans la quasi-totalité des secteurs de l’économie sont invraisemblables. On s’habitue à penser en milliards, perdus ou injectés (mille milliards mis au pot commun par Bruxelles) pour que l’édifice continue à tenir.

Combien cela va-t-il faire de nouveaux chômeurs ? Et surtout combien de travailleurs précaires, d’intérimaires, d’ubérisés, de ceux qui bossent au noir ou traficotent, faute de choix, de statut, de domiciliation, faute de savoir lire… et qui se sont retrouvés du jour au lendemain sans le minimum du minimum qui puisse préserver de la très grande précarité, celle dont on ne ressort pas ou jamais indemne ? Combien de nouveaux SDF, qui s’ajouteront à ceux d’avant, ceux qu’on a vus errer dans un Paris éclatant de soleil et de chants d’oiseaux, sans presque plus une âme pour filer deux euros, sans accueil de jour où prendre un café et récupérer des baskets plus ou moins neuves, sans ces bistrots signalés par l’autocollant du « Carillon » où recharger son portable, déféquer un peu confortablement et boire une bière « suspendue » ? Certains, beaucoup même, ont été hébergés et le seront tant que l’état d’urgence perdurera. Les plus mal lotis de cette pandémie, m’apprend Franck Ozouf, chargé de projet Migration et accès aux droits au Secours catholique, ce sont les mineurs non accompagnés : ces jeunes arrivés d’Afrique ou d’Asie en passant par Dieu sait quels périls, trafics et sévices dans l’espoir d’aller à l’école ou de trouver du boulot. « Ils ont été les derniers mis à l’abri et les premiers déconfinés. » Car personne n’en veut, ni les départements en charge de l’aide à l’enfance, dont ces adolescents relèvent pourtant, ni l’État responsable des migrants qu’ils redeviendront aux yeux de l’administration s’ils sont déclarés majeurs. La loi exige qu’on les protège le temps que l’évaluation de leur âge soit faite (et bien souvent très mal faite !). En fin de compte, la plupart ont obtenu un toit, souvent sous la pression des tribunaux administratifs qu’il a fallu saisir, précise Franck Ozouf. « Mais dès le 11 mai, ils étaient remis à la rue, alors que l’urgence sanitaire comme la trêve hivernale sont prolongées jusqu’en juillet ! »

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