Tenter de penser le monde d’après, en politique ou ailleurs, revient à se confronter à un premier paradoxe. L’épidémie que nous venons de traverser a bouleversé la société d’une manière aussi inattendue que radicale. Pour autant, le déconfinement s’accompagne d’un désir ardent de retour à la normale, qui vient balayer les rêves de nouvelle société nourris durant le confinement. C’est le propre des événements historiques majeurs de générer sidération et confusion, des ressorts qui entravent notre capacité à imaginer un monde différent de celui que nous connaissons. Ce qui n’empêche pas le fleurissement des déclarations d’intention et des desiderata politiques préexistants sur un réel bouleversé. On se souvient ainsi qu’il aura fallu plusieurs années pour rendre visibles les transformations majeures entraînées par Mai 68 dans la société française, au-delà de la seule crise politique et sociale refermée par les élections de juin 1969.

S’il semble périlleux de s’aventurer à échafauder scénarios et oracles divinatoires quant au futur de nos démocraties, plusieurs leçons peuvent cependant être tirées de la crise sanitaire et de ce que cette dernière a révélé des impasses de notre culture politique.

La première d’entre elles concerne le jacobinisme politique et administratif. La centralisation des décisions à Paris a dominé tout au long de la crise et perdure dans le déconfinement, malgré les déclarations d’intention visant à mieux intégrer les territoires. L’obsession de l’unité et d’une conception administrative rigide de l’égalité territoriale a conduit à une série de décisions discutables et critiquées aux différentes étapes de l’épidémie. Si la vague de contagion redoutée n’est pas parvenue dans la partie ouest du pays, l’anxiété, elle, s’est largement diffusée à l’ensemble d’une population déjà à cran. Le réflexe jacobin a mis à genoux l’économie française alors qu’une adaptation par région, comme en Allemagne, aurait peut-être pu limiter les effets négatifs de la crise sanitaire sur une économie déjà fragile. La méfiance historique de l’État central vis-à-vis des acteurs locaux a empêché la construction de solutions de politique publique à tous les niveaux de la décision, du maire au président de la République, en passant par les régions et les départements. Plus que jamais, tout est parti d’en haut, et les déclarations martiales sur la guerre contre le virus ont mal dissimulé l’incurie d’un État central miné par une crise de compétence et peu à même de faire face à une situation historique sans précédent.

La seconde impasse de la culture politique française est celle de l’hyperprésidentialisme. Au nom de l’urgence sanitaire, Emmanuel Macron a pu donner libre cours à une tendance lourde de son quinquennat : le gouvernement en circuit court. Les décisions ont émané essentiellement du chef de l’État et du Premier ministre, et ont été élaborées par un tout petit cercle d’hommes et de femmes non élus. Les ministres, hormis Olivier Véran et Jean-Michel Blanquer, semblent avoir disparu, tenus en dehors du secret des décisions et terrifiés à l’idée de contredire le président. Le Parlement a été ignoré, ses votes étant de fait non contraignants pour le gouvernement. L’opposition s’est trouvée condamnée à la surenchère ou réduite au silence, tout comme l’opinion publique, privée d’un débat démocratique sur la gestion de la crise. Le présidentialisme s’est accompagné, de discours officiels en conférences de presse, d’un paternalisme infantilisant. Les Français, sujets et non acteurs des décisions qui les concernaient, ont dû subir d’interminables leçons de « pédagogie », révélant avant tout une incapacité du pouvoir au dialogue.

La manière dont a été escamoté le débat démocratique a conduit logiquement au renforcement d’un mouvement de défiance des citoyens à l’égard de la gestion de la crise et de l’exécutif en général. Une récente enquête du Cevipof nous apprend ainsi que les Français se sont montrés beaucoup plus critiques de leurs dirigeants que leurs voisins allemands – ce qui peut se comprendre –, mais également britanniques ou italiens, alors même que ces deux pays se sont trouvés plus gravement touchés par l’épidémie que l’Hexagone. Cette distance s’est accompagnée d’une floraison de théories du complot, que l’on peut analyser comme des réponses erronées au problème indéniable posé par la diffusion au compte-gouttes par le gouvernement de vérités fluctuantes.

Par souci d’honnêteté, on notera que ces critiques ne se limitent pas à la France. Il est frappant que ce soient les régimes présidentiels, comme ceux des États-Unis et du Brésil, qui se sont le plus mal sortis de la crise. Parce qu’elle polarise le débat politique autour de la personnalité du chef de l’État, rendu comptable et responsable de tout, l’obsession présidentielle se prive des moyens de l’intelligence collective pour résoudre les problèmes qui se posent dans un monde de plus en plus complexe. Elle dépossède aussi les citoyens du débat démocratique auquel ils ont droit pour décider de la manière dont ils entendent être gouvernés au quotidien, avec ou sans crise sanitaire.

Au-delà de ces problèmes que le Covid n’a pas inventés, ce que l’épidémie a révélé de plus précieux sur le plan politique est l’échec du mot d’ordre popularisé par Margaret Thatcher dans les années 1980 : « There is no alternative » : pas d’alternative à la société de marché, au productivisme, aux énergies fossiles, à la destruction planifiée de l’environnement, à la seule démocratie représentative. Plusieurs mois de confinement auront démontré que, au nom de l’État d’urgence sanitaire, l’économie peut s’arrêter, les avions cesser de voler, la pollution baisser drastiquement, la production s’interrompre, mais aussi que nos libertés publiques peuvent être suspendues… Cette expérience inédite va nécessairement transformer la société actuelle, d’une manière qu’il est vain, pour l’heure, d’essayer d’anticiper. Ces bouleversements pourront d’ailleurs survenir aussi bien pour le meilleur – une évolution vers une société plus protectrice des plus faibles, moins tournée vers le profit et plus soucieuse de l’environnement – que pour le pire – l’explosion des tentations sécuritaires et l’affaissement de nos démocraties au nom des impératifs sanitaires. Le statu quo peut quant à lui perdurer pendant un certain temps encore.

Mais force est de constater que la période actuelle traduit moins une crise de la démocratie qu’une effervescence propre aux changements d’époque. Les années 2010 avaient été celles d’une tentative de transition démocratique dans les pays en développement (notamment avec les « printemps arabes »), et d’un effondrement des structures du système représentatif – à commencer par les partis politiques – dans plusieurs démocraties « avancées » comme la France. La décennie qui s’ouvre peut laisser espérer l’émergence de nouvelles formes politiques, portées notamment par l’engagement croissant des jeunes générations – le succès auprès de la jeunesse des marches pour le climat, de la lutte contre le sexisme et contre les discriminations n’est plus à démontrer.

Pour pouvoir repenser notre communauté politique – c’est-à-dire notre manière de vivre ensemble – à l’aune d’une nouvelle ère, il faut avant tout entreprendre de casser la mécanique délétère de la déresponsabilisation citoyenne. Sortir d’un monde d’élus automates et de citoyens somnambules, pour permettre une prise de responsabilité politique de la part des gens ordinaires.

Dans un texte méconnu daté de 1981, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme », le philosophe Michel Foucault formule cet espoir de voir les « hommes privés » s’emparer du pouvoir qui leur est confisqué par les dirigeants : « Il faut refuser le partage des tâches que très souvent on nous propose : aux individus de s’indigner et de parler ; aux gouvernements de réfléchir et d’agir […]. La volonté des individus doit s’inscrire dans une réalité dont les gouvernements ont voulu se réserver le monopole. Ce monopole qu’il faut arracher peu à peu chaque jour. » Parce que le malheur ou le bonheur des hommes en démocratie dépend plus que jamais d’eux-mêmes, cet appel à l’engagement résonne avec une singulière actualité. Puisse-t-il être la base sur laquelle se constituera cet insaisissable monde d’après. 

 

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