THOURY, LOIR-ET-CHER. La petite cantine de Sylvia Berge a retrouvé de l’ordre et du calme. La pause-déjeuner des 38 écoliers du village de Thoury est terminée, la cantinière passe un dernier coup de balai. Au-dessus de sa tête, des ballons en aluminium colorés oscillent dans un léger courant d’air. Il y a une fraise, une orange, un ananas, une pastèque et une pitaya. « Vous voyez, j’ai même refait la déco », lance-t-elle, amusée, non sans une pointe d’ironie.

Sylvia Berge, 55 ans, fait partie de celles et ceux qui, dans la vallée de la Loire, contribuent à faire progressivement basculer le territoire vers une agriculture éthique, biologique et agroécologique. Bref, une agriculture durable, capable de nourrir à elle seule la population locale et de rémunérer correctement ses producteurs. Le département du Loir-et-Cher, dont dépend son village, part de loin : moins de 5 % de ses cultures sont bio, soit deux fois moins que la moyenne française. La région Centre-Val de Loire se situe quant à elle au 12e rang en matière de surface agricole bio, juste devant les Hauts-de-France, dernier de la classe, selon les chiffres de l’Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture biologique, dite Agence bio.

Sensibiliser, le nerf de la guerre

Conscient de ce retard, le Pays des Châteaux – un syndicat mixte qui regroupe un tiers de la population du Loir-et-Cher – a décidé de prendre le problème à bras-le-corps. « Pour baisser de 50 % nos émissions de gaz à effet de serre, il nous faut augmenter la part du bio à 40 % d’ici à 2050. C’est notre objectif », explique Camille Chauvet, chargée de mission alimentation. Pour décider d’une stratégie territoriale, le syndicat a réuni quelque 200 personnes ayant part aux secteurs de l’agriculture et de l’alimentaire, des producteurs aux acteurs du foncier agricole, en passant par des représentants de consommateurs, des élus locaux, des universitaires. De cette rencontre est né, en 2020, un plan d’alimentation territoriale (PAT). Premier volet : la sensibilisation des plus jeunes par le biais des cantines scolaires. Cette priorité, qui peut paraître accessoire, est pourtant cruciale aux yeux de la petite équipe du Pays des Châteaux : sans la coopération de la population, aucune transition ne sera possible.

« J’ai vu que la cuisine végétarienne, ça pouvait être autre chose que les steaks de soja immangeables »

« Quand ils sont arrivés avec leur histoire d’alimentation végétale, je me suis braquée », confesse Sylvia Berge, un peu « vieille école ». Cette grande mangeuse de viande qui, lorsqu’elle était petite, raffolait des ragoûts de sa grand-mère, a toujours mis un point d’honneur à servir des protéines animales aux enfants chaque midi, « parce que tous les parents n’ont pas les moyens d’en cuisiner le soir ».

Elle s’est finalement laissé convaincre après une formation express en alimentation durable avec d’autres cantiniers du coin. « J’ai vu que la cuisine végétarienne, ça pouvait être autre chose que les steaks de soja immangeables. » L’accueil des enfants l’encourage à persévérer. Le gaspillage alimentaire dans sa cantine a réduit, pesées à l’appui. « J’avais toujours galéré à leur faire manger des légumes… Maintenant, je les intègre à des croque-monsieur ou des pizzas. » Sylvia Berge dit avoir « retrouvé du sens » dans son métier, bien qu’elle « regrette un peu [sa] gazinière de 1977 », remplacée par un four flambant neuf mieux adapté.

Pour Cléa Blanchard, chargée de projet restauration collective au Pays des Châteaux, il est indispensable pour réussir cette transition à long terme « d’emporter tout le monde dans ce projet, de tisser des liens ». Les élus locaux ont été invités à goûter la nouvelle cuisine de Sylvia, les enseignants viennent à nouveau se servir à la cantine le midi. « On réfléchit à inviter les parents d’élèves à la rentrée, pour les sensibiliser eux aussi », poursuit la jeune femme. Et pour leur faire accepter avec plus de facilité la hausse du prix du repas qui augmentera bientôt de cinq centimes, passant à 2,10 euros. « Avec le bio, pas le choix », tranche Sylvia Berge, également chargée de l’achat de la nourriture.

Donner une chance aux débutants

Si sensibiliser la population est fondamental, le développement de l’agriculture périurbaine l’est tout autant. La stratégie du Pays des Châteaux repose aussi sur l’accompagnement de ceux qui, sans réelle expérience, cherchent à se lancer dans l’agriculture durable.

Christophe Ribault, 49 ans, fait partie des bénéficiaires de cette aide. Après vingt années passées dans l’Éducation nationale, cet ancien enseignant de SVT a démissionné il y a deux ans pour devenir agriculteur bio. « J’avais choisi d’enseigner pour initier les jeunes à la protection de l’environnement, mais les programmes se détournent de plus en plus de cet objectif », regrette-t-il.

Dans la région, il est aujourd’hui plus rentable pour les agriculteurs qui partent à la retraite de conserver leur terrain que de le vendre

Lorsqu’il s’est mis en quête d’un terrain, ce néopaysan a compris qu’il ne trouverait rien. À l’est de Blois où il souhaite s’installer, la pression foncière est trop forte. « La priorité va aux gros légumiers qui cherchent encore à s’agrandir, dit-il. Quand on demande deux hectares, on n’est pas pris au sérieux. » Sans contact dans le milieu agricole, la tâche est ardue : la transmission des terres repose souvent sur le bouche-à-oreille. « C’est un monde très fermé, il faut d’abord réussir à sympathiser pour entendre parler d’un terrain à vendre », affirme Christophe Ribault. Sans compter que l’offre se fait de plus en plus rare. Dans la région, il est aujourd’hui plus rentable pour les agriculteurs qui partent à la retraite de conserver leur terrain que de le vendre. Particulièrement bas, le prix du foncier agricole peut descendre, dans la vallée du Cher, à seulement 1 500 euros l’hectare, soit dix fois moins que dans la Beauce. Les faibles pensions de retraite de certains agriculteurs les incitent à conserver une forme d’activité. En Loir-et-Cher, ils sont donc de plus en plus nombreux à engager une entreprise de prestation de service pour qu’elle cultive leurs champs à leur place.

Les Prés d’Amont, un espace agricole test en maraîchage biologique situé derrière le lycée horticole de Blois, ont été fondés pour pallier cette difficulté. Pour 50 euros par mois, Christophe Rigault profite depuis janvier dernier de 1 000 mètres carrés de serres et de 5 000 autres de plein champ. Pendant trois ans, il va pouvoir tester l’adéquation entre son projet et les revenus qu’il pourrait engranger. Tout cela, sans prendre de risques financiers trop importants. Par ce biais, il dispose aussi de la possibilité de louer du matériel agricole pour « une somme dérisoire », et bénéficie de conseils techniques et administratifs ainsi que d’un service de comptabilité.

Pour se lancer, l’ex-fonctionnaire a dû trouver lui-même des voies de distribution. Il a d’abord proposé des paniers à ses anciens collègues du lycée de Blois. Un débouché qui lui rapporte 100 à 150 euros par semaine, hors vacances scolaires. Le dispositif lui a en outre permis de tisser un début de réseau dans le monde agricole, en trouvant notamment une place au sein d’un magasin de producteurs de Blois où il complète la gamme des produits du maraîcher en titre. Pour intégrer l’espace test, il est néanmoins obligatoire d’avoir une source de revenus parallèle. Christophe Rigault bénéficie des allocations chômage jusqu’au mois de février prochain. D’ici là, pense-t-il, il aura stabilisé sa clientèle et pourra espérer toucher un Smic.

Exotisme local

Le parcours de Masato Fujisaki, passé par les Prés d’Amont, lui donne foi en l’avenir. Cet ancien paysagiste de 37 ans est désormais à la tête d’une petite exploitation à deux pas du lycée agricole. Nichées au cœur d’un quartier résidentiel de Blois, ses serres regorgent de légumes asiatiques et exotiques : concombre japonais, épinard de Malabar, chou chinois, piment mexicain, basilic thaï… « L’espace test m’a permis de voir ce qui marchait techniquement et commercialement en matière de légumes, et de tester mon envie de devenir maraîcher avant d’investir dans du matériel », dit-il. Sur les marchés du coin, il écoule 80 % de ses légumes, étonnants « produits locaux ». Le reste de sa production est destiné à quelques restaurants gastronomiques de Blois.

La création d’une plateforme de distribution locale « Manger bio » en septembre 2022 devrait faciliter l’accès des professionnels de la restauration collective aux produits bio et locaux

Masato Fujisaki sait combien de légumes, à terme, il devra vendre pour stabiliser son entreprise et rembourser la dette de 160 000 euros qu’il a contractée pour se lancer définitivement. « Si je ne parviens pas à vendre localement, j’irai aussi à Paris », projette l’agriculteur qui, idéalement, voudrait pouvoir réserver sa production aux habitants et aux visiteurs de son agglomération. Lui aussi continue de toucher ses allocations chômage. L’an prochain, il piochera dans sa dotation jeune agriculteur (DJA), ne pouvant espérer se dégager un salaire avant encore deux ans.

À Thoury, les écoliers n’ont pas encore eu l’occasion de déguster les tomatillos de Masato ni les courgettes de Christophe. « Les petits agriculteurs ne viennent pas nous démarcher, ils sont fatigués », regrette Sylvia Berge, qui se fournit chez un grossiste de Blois, dont nombre de produits viennent de Rungis. Faire elle-même le tour des exploitants chaque semaine pour acheter ses produits lui prendrait trop de temps. Un système de fourniture directe par l’agriculteur ne semble pas une meilleure piste : la réglementation impose que les livraisons soient effectuées dans un camion frigorifique, outil que peu de petits exploitants sont en mesure de s’offrir. La création d’une plateforme de distribution locale « Manger bio » en septembre 2022 devrait faciliter l’accès des professionnels de la restauration collective aux produits bio et locaux, notamment grâce à la mutualisation des moyens de livraison.

Une pièce après l’autre, l’immense puzzle que constitue ce plan alimentaire territorial devrait progressivement prendre forme. À terme, la petite équipe du syndicat espère voir se dessiner l’image d’un territoire sublimé non plus seulement par ses châteaux, leurs jardins tirés au cordeau, mais aussi par ses milliers de petites exploitations garantes, comme autrefois, de la souveraineté alimentaire des Loir-et-Chériens.  

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