Du béton dans nos assiettes ? Et si cette question, aussi invraisemblable soit-elle, méritait d’être posée ? Sous le béton de nos villes et de nos campagnes, sous ces surfaces artificialisées, bâties, imperméabilisées ou dénaturées, qu’y a-t-il ? La réponse tient en trois mots : des terres agricoles. Ces terres qui nous nourrissent sont le support de notre biodiversité – et des espaces de stockage en carbone et en eau. Elles représentaient 72 % du territoire national en 1950. Elles n’en couvrent plus que 52 % aujourd’hui, en partie grignotées par les villes, les routes et les supermarchés. Entre 2006 et 2014, les deux tiers de l’artificialisation des sols se sont effectués à leurs dépens. Moins bien protégées que les espaces naturels et forestiers, elles sont les premières victimes du béton.

En moyenne depuis quarante ans, la France a artificialisé annuellement entre 50 000 et 60 000 hectares, une surface qui, si elle était agricole, pourrait nourrir une ville moyenne comme Le Havre. En poursuivant cette dynamique, en grignotant quelques dizaines de milliers d’hectares chaque année, c’est notre sécurité alimentaire que nous attaquons. Tandis que la population augmente, les surfaces nourricières diminuent. Comment se nourrir convenablement et de manière durable dans ces conditions ?

Les risques que nous prenons sont évidents, mais, en matière d’artificialisation comme de climat, les évidences ont rarement gain de cause. La bétonisation de nos espaces naturels et agricoles serait un mal nécessaire pour tenir la cadence de notre développement économique et démographique. Et avec la moitié du territoire recouvert par des terres agricoles et la plus grande surface agricole de l’Union européenne, on a de la marge !

Entre 1960 et 2010, les surfaces artificialisées ont doublé en France

Pourtant, entre 1960 et 2010, les surfaces artificialisées ont doublé en France, passant de 2,5 à 5 millions d’hectares. Si on rapporte leur étendue au nombre d’habitants, notre pays fait figure de mauvais élève au sein de l’Union européenne : 47 km2 sont artificialisés pour 100 000 habitants en France, contre 26 km2 en Italie, et 30 km2 en Espagne. On n’a peut-être pas tant de marge que cela, finalement…

Qu’en est-il des impératifs économiques et démographiques qui transforment l’argent public en béton ? Là encore il y a un hic. 70 % des logements sont aujourd’hui construits en zones dites « non tendues », dont 40 % sur des territoires dont la population diminue. Pire encore, observée sur une longue période, l’artificialisation des sols est plus rapide que la croissance de la population. En France, on artificialise donc par anticipation. Quand le BTP va, tout va.

Au Pertuis, dans le val de Durance, l’anticipation on connaît. Soutenu par la métropole, le maire prévoit d’artificialiser 84 hectares de terres nourricières pour le développement d’une éventuelle future zone d’activité entourant le projet Iter (projet de réacteur expérimental de fusion nucléaire). Et tant pis si cette réserve foncière ne sert finalement pas le projet Iter : le maire en est certain, il trouvera des entreprises pour s’installer ! Exit alors les terres agricoles irriguées, les treize fermes qui les travaillent et les quelques dizaines de maisons individuelles installées sur cet espace naturel encore préservé. La résistance s’organise autour de la ZAP (Zone à patates), face à ce grand projet inutile. Mais sans volonté politique, les réputées patates de Pertuis risquent bien d’être coulées sous le béton.

On stocke des terres agricoles et on les laisse en friche dans l’attente de leur devenir constructible

À Aubagne, non loin de là, c’est un autre phénomène qui est à l’œuvre : on stocke des terres agricoles et on les laisse en friche dans l’attente de leur devenir constructible. À ce jeu-là, le groupe Auchan excelle. En trente ans, l’enseigne de grande distribution a multiplié sa surface par cinq, et ainsi grignoté des terres agricoles hectare après hectare. Du fait des surenchères, le prix des terres est monté jusqu’à 120 000 euros l’hectare, contre 6 000 euros en moyenne en France. Ces terres, censées être agricoles, sont d’ores et déjà promises au béton… Quel agriculteur pourrait, en effet, se permettre de les acquérir à ce prix-là ? Aucun. Mais, au pays des promoteurs immobiliers, il y a parfois des miracles. À Aubagne, grâce à une volonté politique tenace alliée à la force citoyenne, Terre de liens et la communauté de communes ont pu acheter quatre hectares de terre pour faire revivre deux fermes.

En 2019, un rapport de France Stratégie, organisme d’expertise placé auprès du Premier ministre, affirmait qu’il était possible de diviser l’artificialisation par quatre. Prudente, la Convention citoyenne pour le climat voulue par le président a proposé de la diviser par deux, un objectif repris dans la loi Climat et résilience de 2021. Malheureusement, les mesures définies pour l’atteindre sont indigentes. À la contrainte, on a préféré l’incitation, sous la forme d’outils de planification urbaine. Ceux-là mêmes qui ont été incapables d’instaurer une quelconque sobriété foncière ces dernières décennies. En cas de non-respect des objectifs, les collectivités seront sanctionnées. Mais les sanctions ne feront pas revenir la vie sur les terres détruites. L’expérience du logement social montre d’ailleurs que certaines collectivités préfèrent payer des amendes plutôt que de respecter les objectifs fixés par la loi.

Un urbanisme raisonné et circulaire est possible

Seule embellie au tableau, la loi prévoit désormais un moratoire sur l’extension des zones économiques. Mais selon le Réseau Action Climat, les possibilités de dérogations sont si larges que 80 % des projets pourraient y échapper. Comble de l’hypocrisie, les projets de plateformes logistiques pour le e-commerce ne sont pas concernés, bien qu’ils consomment des terres et détruisent des emplois dans les centres-villes.

La loi s’appuie enfin sur le principe « zéro artificialisation nette ». « Nette » sous-entend que l’on peut compenser la destruction des sols. Un miroir aux alouettes très utile pour continuer à artificialiser sans culpabiliser ! Car, en réalité, on ne se sait pas récréer de la terre fertile à un prix soutenable. Le chercheur Harold Levrel considère que la renaturation de sols pour compenser une année d’artificialisation en France coûterait entre 50 et 170 milliards d’euros. Autant ne pas artificialiser, non ?

Face à ces injonctions contradictoires, les élus communaux se retrouvent en première ligne, sommés de réaliser la quadrature du cercle en construisant rapidement des logements sans consommer d’espace. Pourtant, un urbanisme raisonné et circulaire est possible. Il suppose de la volonté politique et des moyens – vite ! Préserver notre souveraineté alimentaire, le climat et la biodiversité est à ce prix. Dans le cas contraire, la facture pourrait être payée au centuple par les générations futures.

Les terres se concentrent donc chaque jour un peu plus entre les mains de quelques-uns, avec des exploitations toujours plus grandes, mécanisées, voire robotisées, qui ne génèrent pas d’emplois

Mais l’artificialisation n’est pas la seule menace qui pèse sur les terres agricoles. Le dernier recensement agricole a révélé des dynamiques effrayantes : 100 000 fermes et 80 000 emplois agricoles ont disparu en dix ans. Sur la même période, la taille moyenne des fermes restantes a augmenté de 25 % pour atteindre 69 hectares. Les terres se concentrent donc chaque jour un peu plus entre les mains de quelques-uns, avec des exploitations toujours plus grandes, mécanisées, voire robotisées, qui ne génèrent pas d’emplois. Pour financer ces outils de production coûteux, les fermes se transforment en sociétés d’exploitation, dont les parts sociales sont vendues pour augmenter leur capital. Problème : nombre de ces sociétés permettent à des acteurs non agricoles d’entrer à leur capital, avec un pouvoir de décision. Difficilement régulé par la Safer, ce marché des parts de société se développe. Tandis que les nouveaux venus peinent à trouver des terrains pour s’installer, des acteurs économiques s’invitent sur le marché du foncier agricole. Un phénomène que dénonce la journaliste Lucile Leclair dans son livre Hold-up sur la terre, paru au Seuil en février. Elle y décrit comment Chanel, le groupe Pierre Fabre, Euricom ou Fleury-Michon achètent des terres pour contrôler leur chaîne de production, passant outre l’autonomie des paysans.  

En mobilisant l’épargne citoyenne, Terre de liens a pu préserver en vingt ans 8 500 hectares de terres agricoles par l’acquisition de 287 fermes, où sont installés 450 paysans et paysannes. L’action d’associations comme la nôtre pallie les carences de l’État pour sauver le bien commun qu’est la terre. Mais la source de notre nourriture ne mérite-t-elle pas mieux que ce combat de David contre Goliath ? 

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