C’est un chien, juste un petit chien sur une plage. Il est brossé avec quelques traits noirs, et sa silhouette contraste spectaculairement avec l’atmosphère générale de l’œuvre, tout inondée d’orangé. Ce qui est artistiquement génial dans cette image réside en un tour de passe-passe parfait : les couleurs sont brûlantes, incendiaires (ah ! ces traînées de nuages rouges !), peut-être même asphyxiantes, et la catastrophe hante l’espace. Mais elle est invisible. Elle s’est glissée subtilement dans l’environnement. Elle s’est diluée dans ce vivant traité à l’aquarelle, dans cette matière aqueuse et atomisée. Elle est discrète, aux antipodes d’un spectacle de larmes ou de sang…

Le titre qu’a donné Turner raconte la mort d’un équipage en mer. C’est une Aube après un naufrage (1841). Où est l’épave ? Y a-t-il des survivants ? De quelle disparition la bête hurle-t-elle son désespoir ? Nous ne le saurons pas. Mais l’univers a bel et bien avalé quelque chose et laisse la scène orpheline de présence humaine. Il y a dans ces années-là une profonde prise de conscience de la relativité des hommes et des femmes au regard des forces de la nature, dans un contexte où vacille de surcroît la foi en Dieu. Mais, dans la très grande majorité des cas, une telle vision est terrible et distrayante, fait tonner le ciel, brise les montagnes, écrase les civilisations. Ici, c’est tout à fait différent, car le tragique est hors champ. C’est à peine si l’on est certain qu’il ait frappé… Et c’est l’allégorie imparable de nos craintes contemporaines devant le dérèglement climatique. Nous ne pouvons (parfois ne voulons) rien voir ou presque du mal que nous causons à notre environnement et de celui que notre environnement nous fait en retour. Cela ne se mesure pas avec les yeux ; cela se sent hors champ, par des chiffres, par des signaux abstraits, par des concepts, par des cris d’alarme…

Et puis, l’œuvre de Turner est fabuleuse car elle laisse le public contempler une chose malgré l’abîme. Quoi ? L’animal, pardi. Un animal en deuil, certes, un animal métaphorique du poète ou du peintre qui manifeste et pleure la perte, oui, bien sûr. Mais un animal qui demeure ; un animal résistant, rémanent, résilient… L’humanité peut bien disparaître, et ce sera épouvantablement triste ; le vivant, en revanche, subsistera sous d’autres formes que sapiens sapiens, et ce canidé en est une.

La couleur préférée de Turner était le jaune. Les critiques de l’époque se moquaient de lui tant il était obsédé par celle-ci. C’est la couleur du soleil bien sûr, du sable aussi, et plus généralement de températures qui s’emballent, qui s’embrasent et couvrent tout d’un voile désertique. Le style de Turner est celui d’un réchauffement chromatique, comme l’augure de notre réchauffement climatique. Mais le style de Turner, c’est aussi celui d’une évanescence, de nappes incertaines qui invitent l’esprit au rêve : les bandes de terre, de mer et d’air sont ici des appels à imaginer des édens enchanteurs et les beautés futures. C’est un cauchemar traversé par les cris d’un pauvre chien dans sa solitude, ce sont aussi les promesses de renouveau. Les promesses de l’aube. 

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