Vers quelle France allons-nous dans ce contexte de réchauffement annoncé ?

Il y a deux ans j’aurais dit : c’est très bien de trier ses poubelles, mais ça ne sera pas suffisant par rapport à l’enjeu. Aujourd’hui, je pense qu’on peut se hisser à la hauteur du défi qui nous attend. Ce qu’on vit est un immense bousculement historique qui nous fait prendre conscience que l’homme ne maîtrise pas la nature : à travers la diffusion de la maladie comme à travers la lutte contre le virus, on a le sentiment de « faire humanité ». Le couple coopération et frontières remplace l’opposition entre nationalisme et ultralibéralisme. On a ainsi de nouveaux outils pour penser et agir. Peu à peu, on va se concentrer sur ce qu’on a appris. Et, de là, on accélérera la lutte contre le réchauffement climatique.

De quelle manière ?

Par exemple, le soutien au nucléaire remonte fortement. Les gens comprennent que si le nucléaire est dangereux, le réchauffement climatique l’est plus encore. L’opinion en faveur du nucléaire est devenue largement majoritaire. D’après le dernier baromètre d’Odoxa, 59 % des Français soutiennent aujourd’hui ce mode de production d’énergie, contre 47 % à la fin de la présidence Hollande. Une grande partie de l’opinion considère désormais que cette énergie décarbonée peut contribuer à réduire les émissions de CO2. Les idées sont déjà en train de changer, et nos modes de vie aussi.

Après la pandémie, on ne voudra pas avoir souffert pour rien. Une vague va déferler, qui touchera de nombreuses vies, avec des séparations, des déménagements, des démissions mais aussi des licenciements. Pourtant, on sera également en présence d’un sens nouveau du commun, qui permettra de fonder la civilisation dont nous avons besoin pour être armés dans le combat contre le réchauffement climatique. Le numérique devrait nous en donner la capacité, avec de grandes ruptures culturelles autour de l’écologie et de la valeur de chaque vie.

EDF travaille sur des prévisions de déplacement du climat qui « monterait » de 500 km. Qu’est-ce qui est certain aujourd’hui ?

Le fait que la température moyenne augmentera d’environ 1,5 degré est une certitude. La première question est : comment la société peut-elle anticiper ce qui est certain ? L’autre question est : comment ne pas aller au-delà d’un degré et demi de réchauffement ? On confond toujours ces deux sujets. Je serais favorable à la création d’un ministère de la Protection civile pour répondre à ce qui est de l’ordre de la certitude – les 1,5 °C de plus. L’État et, surtout, les collectivités locales doivent s’attacher à s’adapter à cette situation. Puis les organisations mondiales, les entreprises, l’Europe, les nations… et finalement chacun de nous. Il nous faudra enrayer cette évolution climatique par des changements de comportement et des innovations scientifiques et technologiques. Ce que nous venons de vivre montre la plasticité de notre monde. Face à ce que l’avenir a de certain, on agit extrêmement peu. Si on prend en compte l’hypothèse d’EDF, il faut alors imaginer le climat d’Alger à Marseille, puis celui de Marseille en Bourgogne, et ainsi de suite jusqu’au nord de la France. On se rend compte, d’abord, que c’est un changement très vivable. On peut habiter 500 km plus au sud. Il ne serait pas dramatique d’avoir le climat d’Alger en France. Cela peut être en un sens rassurant pour les populations, car c’est maîtrisable intellectuellement. Cela veut dire aussi qu’il faut aller chercher les savoir-faire historiques des cultures plus au sud pour s’adapter : l’art de l’ombre, l’art de l’eau, la végétation… Ces savoirs existent. Au Maghreb, les gens ne meurent pas de chaud au milieu de la rue. On assistera aussi à une augmentation des catastrophes « naturelles ». Seulement, comme c’est le cas pour les morts du Covid-19, on les a déjà en tête. C’est une épopée. La Terre évolue, c’est à la fois angoissant et extraordinaire comme aventure. Ce qu’on vit est énorme. Mais 1,5 °C, je pense qu’on peut s’adapter.

Quels changements vous préoccupent ?

Ceux qu’on attend en montagne. Au-dessus de 3 500 mètres, ça change peu, il y aura toujours de la neige. Au pied de la montagne, les villes continueront de s’étendre ; on entrera dans du vaste périurbain, autour de Gap, Chambéry, Grenoble, Annecy. Ce qui est compliqué, c’est l’entre-deux. Il n’y aura plus de neige et la ville ne montera pas. Là, il y a de gros risques de décrochage. Autre inquiétude : les littoraux. Il va être nécessaire d’anticiper la montée de la mer avec des digues.

Mais comment éviter que le réchauffement ne dépasse 1,5 degré ?

C’est un autre enjeu. Le plus terrible. On a réappris avec la pandémie que l’innovation scientifique est au cœur des sociétés. La science est le moteur du progrès économique et social depuis toujours. On n’y croyait plus trop, car on avait l’impression d’être arrivé au bout : que voulait-on de mieux qu’un ordinateur portable, un TGV ou un smartphone ? Pour cette deuxième bataille, on doit s’appuyer sur la « révolution culturelle » qu’on est en train de vivre. C’est Mai 68 puissance 100. Si j’ai tort, alors le climat de Marseille en 2100 ne sera pas celui d’Alger, mais de Tamanrasset.

Quelles seront les tendances lourdes ?

D’abord, la démographie. En 2050, on sera 140 000 centenaires en France, contre 26 000 aujourd’hui. Les plus de 60 ans seront plus nombreux que les moins de 20 ans. C’est une inversion historique considérable. Et la population française, en fonction des taux de naissances et de l’immigration, pourrait avoir soit un peu diminué, soit augmenté de 10 %. Ou bien on devient comme le Japon, une société de gens très âgés assistés par l’automatisation et les aides au vieillissement. Ou bien les immigrés feront ce travail d’assistance avec des millions d’« arrivants du soir » venus du Sud, pour reprendre une expression de l’anthropologue Youssef Seddik.

Du point de vue de l’occupation du territoire, les très grandes métropoles resteront le cœur de la création de richesse. On est entré dans un monde où l’on vit sous la toile Internet. Avec cette pandémie, celle-ci a définitivement remplacé le pétrole comme système de liaison entre les hommes. Après 1945, l’essence a servi à relier les populations : tout le monde a eu sa voiture. Aujourd’hui, le numérique domine, et c’est lui qui relie. Quand on devra se parler, on fera un Zoom, un Skype… Y compris dans la sphère familiale et intime. Le numérique a gagné la partie, le rapport au territoire va donc changer. Avec le pétrole, on s’est battu pour avoir un monde moderne. On a fait des autoroutes, des voies rapides, 63 000 ronds-points, des immeubles neufs, des supermarchés… Avec le numérique, le contact avec la modernité passe désormais par le virtuel. Le rapport avec le réel change : il se déplace vers le patrimonial. On a envie de voir des arbres. Je vois monter ce que j’appelle l’« esprit des lieux » : la sensibilité à des endroits où vont vouloir habiter les gens. On assiste à un déplacement vers les villes moyennes, dans des endroits à forte identité, à une heure de train ou moins des grandes métropoles. Les usagers de la Toile vont choisir de vivre dans un lieu qui a du sens. Ils vont s’installer à Beauvais, à Mortagne-au-Perche, en Touraine, à Draguignan, à Arras pour se rendre rapidement, deux ou trois fois par semaine, au cœur de la métropole voisine. Cela créera une société différente, d’autant qu’on accélérera la végétalisation des grandes villes.

Quel « esprit des lieux » donnera-t-on à ces territoires de la modernité précédente ?

On laissera aussi les territoires aux artistes qui en feront des lieux de création. Pensons aux friches, aux tags à grande échelle. On « artialisera » ces espaces, selon l’expression du philosophe Alain Roger. L’architecte paysagiste Michel Desvignes imagine, lui, de planter une forêt autour de Montparnasse, comme il avait pensé réimplanter une pinède devant le Vieux-Port de Marseille, côté mer. Il y aura un heurt de valeurs entre la modernité d’hier et cet « esprit des lieux » où l’on naviguera sur la Toile en regardant par la fenêtre et en menant une vie locale, au milieu d’un réseau de mobilité. Cela nous aidera à lutter contre le réchauffement climatique, car un arbre est l’équivalent de trois ou quatre climatiseurs. Mais il faut planter l’arbre des températures de demain : planter aujourd’hui à Lille l’arbre de Marseille, pour lui laisser le temps de grandir. Les Hauts-de-France travaillent sur ce sujet. Pareil pour les bâtiments : il faut se demander où installer les fenêtres, quelle taille leur donner, comment construire des bâtiments qui ne vont pas garder la chaleur. Ces enjeux vont modifier l’espace. Si on circule en numérique plus qu’en voiture, l’importance des routes et des ronds-points en sera modifiée. Commençons la démolition des ronds-points !

Quelle pourrait être la physionomie de la France ?

Les sociétés du futur seront bâties sur deux forces : les métropoles, carrefours humains-Toile qui génèrent des milliards ; et les hectares qui génèrent de la nourriture, des vêtements, de l’énergie, des paysages… qui captent le carbone, le vent, le soleil. Ces espaces représentent aujourd’hui 53 % des sols. Si on y ajoute les 27 % de forêt, cela fait 80 % du territoire. Entre la métropole et les terres arables, il y a ce que j’appelle la ville-jardin et les villes moyennes. C’est là que nous habiterons, pas sur les terres arables – qu’il faut sanctuariser – et peu dans les métropoles. Il y aura des tiers-lieux partout, qui seront à la fois des lieux de coworking, de service public et d’art : les maisons du peuple de la civilisation numérique. L’enjeu est de densifier la ville-jardin pour pouvoir financer des maisons indépendantes, bien isolées, qui produisent de l’énergie pour les voitures. Et un territoire de vie et de démocratie redessiné. La métropole augmentée à deux ailes : celle, populaire, des Gilets jaunes ; et celle des télétravailleurs bobos qui réoccupent la France des résidences secondaires et du patrimoine sauvegardé. La transformation de la ville-jardin est au cœur d’une refondation écologique et démocratique, car elle est majoritaire. Avec un rapport aux animaux modifié : comme dit le chef Thierry Marx, on passera du bœuf-carotte aux carotte-bœuf.

Qui seront les acteurs de cette adaptation ?

Une récente enquête (Ifop-Havas, 2020) a demandé aux citoyens : « Qui symbolise les valeurs de la République ? » Réponse : 1) l’école ; 2) la mairie ; 3) les entreprises. Disons, le « bloc local ». La PME, l’école et la mairie symbolisent les valeurs communes. Les entreprises sont le corps charnel de la patrie qui travaille. Elles sont plus importantes que le président de la République pour défendre les valeurs républicaines. Avec la crise, on a vu émerger pour la première fois dans notre histoire un « bloc régional ». La région, les départements et les villes ne se sont pas entretués pour obtenir les crédits de l’État. C’est une stratégie qui peut se développer. Le local sera très important dans la protection civile : s’adapter à l’augmentation de température de 1,5 °C relèvera, pour l’essentiel, des mairies et du local, de chacun. Ne pas dépasser ce seuil relèvera des politiques mondiales, européennes et nationales. En 2050, j’aurai l’âge de mon ami Edgar Morin. J’aimerais voir cela. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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