« Notre projet ferroviaire occupera une position centrale et d’importance mondiale. Aucun autre chemin de fer existant ne possédera une position aussi importante que celui-ci. » Non, ces propos ne sont pas ceux de Xi Jinping, l’actuel président chinois. Ils sont signés Sun Yat-sen, premier président de la République de Chine, dans son ouvrage The International Development of China, publié il y a tout juste 100 ans. Ils traduisent l’importance qu’il accordait au rail pour assurer à la fois l’indépendance de son pays et le renforcement de sa position sur la scène internationale, après avoir vécu plusieurs décennies d’humiliation.

Si le fondateur du nationalisme chinois moderne n’a pas été en mesure de réaliser cette ambition, un siècle plus tard, la Chine, dirigée par le Parti communiste (PCC) depuis 1949, l’a en partie accomplie. Elle est devenue une puissance ferroviaire disposant des moyens de rayonner à travers le monde. Une grande partie des « nouvelles routes de la soie » défendues avec force par l’actuel président, qui est également le secrétaire général du PCC, sont constituées par des lignes de train destinées non seulement à transporter des produits made in China, mais aussi à exporter un modèle de société.

En une quinzaine d’années, la Chine s’est en effet dotée du plus important réseau de lignes ferroviaires à grande vitesse (LGV) de la planète. La rapidité de sa mise en place a été phénoménale. Pékin ne disposait d’aucune ligne rapide en 2007. Aujourd’hui, son réseau, le plus long au monde, atteint 40 000 kilomètres (l’Europe en a moins de 10 000). Le cap des 50 000 km devrait être dépassé dans quatre ans, pour culminer à 75 000 km en 2035. Le chemin de fer s’est imposé comme l’un des meilleurs moyens pour comprendre ce qu’est la Chine et ce qu’elle envisage d’être dans les années à venir. Les choix de ses dirigeants constituent un excellent révélateur de l’état de la société chinoise. Car le train concentre tous les défis auxquels les Chinois ont répondu depuis leur entrée dans le XXIe siècle. Le premier d’entre eux, le plus important à leurs yeux, est l’intégrité territoriale, mise à mal par les Occidentaux et les Japonais pendant ce qu’ils appellent encore le « siècle d’humiliation ». L’un des derniers exemples en date, l’entrée en service de la LGV Hong Kong-Canton, au moment même où une partie de la population hongkongaise demandait moins de présence de Pékin, illustre le refus de la Chine de laisser à part l’ancienne colonie britannique.

Lorsqu’un visiteur se rend au musée des Chemins de fer de Pékin, situé dans l’ancienne gare de Zhengyangmen-Est, à deux pas de la place Tian’anmen, une grande carte lumineuse lui permet de saisir le poids pris par le train à grande vitesse en termes politiques, mais aussi économiques. En se dotant d’un réseau qui dessert désormais la quasi-totalité de son territoire, la Chine a réduit considérablement les temps de parcours entre ses grands centres urbains et les zones moins peuplées, permettant d’envisager un rééquilibrage économique que la politique d’ouverture, à la fin des années 1970, avait mis à mal au profit des régions côtières. Après avoir donné la priorité aux lignes entre les principaux pôles du pays (Pékin, Canton, Shanghai), le gouvernement chinois a lancé le chantier des petites lignes qui doivent permettre le désenclavement de nombreux territoires et leur offrir de nouvelles perspectives de développement. Plus de la moitié des 40 000 km de LGV actuels ont été construits ces cinq dernières années, et il s’agit pour l’essentiel de tronçons desservant des villes moyennes : les trois quarts des villes chinoises de 500 000 habitants ou plus (on en dénombre plus de soixante-dix) disposent désormais d’une LGV.

Cette politique soulève de nombreux doutes à l’étranger, où l’on met en évidence l’endettement de China Railway, l’entreprise publique à l’origine de ce réseau. Sa dette atteint effectivement plus de 5 000 milliards de yuans, soit plus de 637 milliards d’euros ! Mais Pékin n’entend pas changer de stratégie et affirme que les investissements doivent être considérés sur le long terme puisque les lignes construites sont là pour au moins une quarantaine d’années. L’extrême profitabilité de la ligne Pékin-Shanghai – 1 300 km parcourus en 4 h 30 – conforte cette logique, d’autant qu’elle s’accompagne d’une remise en cause de la domination des compagnies aériennes sur les lignes les plus fréquentées. L’encombrement des cieux en Chine profite d’ailleurs au train dans la mesure où la ponctualité des vols intérieurs est plutôt faible.

L’importance du ferroviaire se retrouve également dans la dimension des gares construites le long des LGV. Certaines, à l’instar de celle de Xi’an, à l’ouest du pays, ont la taille des plus grandes aérogares puisqu’elles accueillent plusieurs milliers de voyageurs. Et l’on ne peut être qu’impressionné par l’efficacité avec laquelle le système gère ces personnes, disposant toutes d’un siège réservé, grâce à la quasi-absence de papier. Avec le train à grande vitesse, la Chine a basculé dans un univers dominé par la dématérialisation des titres de transport. L’embarquement de 2 000 personnes sur un train au départ d’une des gares de Pékin est beaucoup plus rapide que celui de la centaine de passagers d’un Paris-Lille aux heures de pointe.

Mais derrière cette fluidité rendue possible par la technologie se cache une autre réalité moins réjouissante : celle du contrôle accru des passagers, effectué dans un pays où le respect des droits de l’homme relève de la gageure. « En cas de voyage sans billet ou de refus de présentation par un voyageur, le département des chemins de fer prendra des mesures pour lui interdire l’achat de billet à l’avenir, et le dénoncera auprès des autorités pour que cela soit inscrit dans son système personnel de crédit social. Pour éviter toute conséquence sur votre crédit personnel, veuillez suivre les règlements en vigueur pour maintenir l’ordre dans le train et dans les gares », y est-il affiché. Le « crédit social personnel » chinois est un système très élaboré de surveillance de la population, fondé sur la notation de chaque individu en fonction de la conformité de ses comportements aux normes exigées. Ce message diffusé dans les rames rappelle donc à quel point le contrôle des citoyens est une réalité en Chine. Alors qu’en France, les chefs de bord en sont encore à menacer les voyageurs d’amendes en tout genre, leurs homologues chinois, surtout depuis la crise sanitaire, peuvent contribuer à exclure certains passagers de la société elle-même.

Au moment où Pékin cherche à étendre dans le monde sa toile ferroviaire, y compris dans le secteur de la grande vitesse, à l’instar de la ligne Kunming-Vientiane, au Laos, inaugurée début décembre 2021, il est temps de prêter une plus grande attention à ce qui se passe dans l’univers ferroviaire chinois, qui a déjà franchi une nouvelle étape dans la conduite autonome des trains et les technologies avancées de signalisation et de contrôle. Entre Pékin à Zhangjiakou, à 200 km, dans la province du Hebei, des rames sans conducteur peuvent rouler jusqu’à 350 kilomètres-heure… 

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