Le commissaire Chen se sentit étrangement mal à l’aise, pourtant il n’était pas superstitieux. Il se mit à son ordinateur et commença à se renseigner sur la pollution de l’air en Chine. La mauvaise qualité de l’air n’était pas un phénomène nouveau, mais pendant des années les gens ne s’en étaient pas tellement préoccupés parce que sous Mao, ils avaient vécu dans une « Chine fermée » où, selon les médias contrôlés par le Parti, « tout allait bien ». À la fin de la Révolution culturelle, la réforme économique lancée par Deng Xiaoping avait provoqué une urbanisation frénétique. Le pays avait été balayé par des vagues incessantes de constructions, et au milieu des gratte-ciel modernes et ultramodernes surgis comme des tiges de bambou après la pluie printanière, des tours qui se dressaient de plus en plus haut et bouchaient le ciel, dans des villes saturées de voitures et de systèmes de climatisation, la qualité de l’air était devenue de plus en plus malsaine. Les émissions de carbone se répandaient comme des feux de prairie et la pollution industrielle augmentait à l’allure d’un cheval au galop…

De plus en plus déprimé par sa lecture, Chen poussa un profond soupir. Au même instant, le tintement de son portable perça l’épaisse obscurité de ses pensées. Sur l’écran, un graphique indiquait que le taux de particules fines PM2,5 avait atteint un seuil alarmant et, en dessous, un message conseillait aux citoyens de tous âges de ne sortir de chez eux qu’en cas d’extrême nécessité. Chen garda pendant une minute les yeux fixés sur le message, puis se replongea dans le dédale des informations virtuelles. Repensant soudain à un détail cité par Zhao à l’hôtel, il lança de nouvelles recherches à partir de différentes combinaisons de mots-clés. En tapant « pollution de l’air » et « États-Unis », il tomba sur un certain nombre d’articles.

La méfiance à l’égard des bulletins officiels s’exprima avec la violence d’une cacophonie de grillons en été

Les premières alertes sur la gravité du problème avaient été lancées par l’ambassade américaine de Pékin, du moins d’après un article retraçant l’histoire du phénomène. Malgré les invariables bulletins météorologiques du Quotidien du peuple selon lesquels le ciel chinois est toujours clair et bleu, la population a commencé à s’inquiéter du brouillard noir oppressant qui leur bouche la vue tous les jours. Ayant accès à plus d’informations grâce à Internet, ils ont compris que la qualité de l’air n’était pas la même partout dans le monde. La situation s’est envenimée quand les citoyens se sont mis à partager les tweets de l’ambassade des États-Unis sur les niveaux de pollution de Pékin. Les données ont été relayées sur le site de microblogging Weibo et le nombre d’abonnés au fil d’actualité a rapidement été démultiplié. Les gens ont été stupéfaits d’apprendre que pendant la journée, le taux de particules fines PM2,5 – inférieures ou égales en taille à 2,5 microns – mesuré par l’ambassade dépassait le seuil jugé « risqué pour la santé humaine de groupes sensibles au sein de la population », alors que la qualité de l’air était toujours déclarée « excellente » par le service de l’environnement de Pékin. Ce constat officiel était rendu possible par la non-prise en compte du taux de PM2,5 considéré par les autorités comme non fiable, non scientifique et non reconnu par la Chine. En gros, les États-Unis étaient accusés de faire beaucoup de bruit pour rien.

Au cours d’une conférence de presse, le porte-parole du ministre des Affaires étrangères est allé jusqu’à demander aux ambassades étrangères d’arrêter de publier des bulletins sur la qualité de l’air. Il a dénoncé leurs chiffres comme étant illégaux et irresponsables et déclaré que seul le gouvernement chinois était autorisé à mesurer la qualité de l’air et à divulguer les résultats. En conclusion, il a appelé le peuple chinois à faire confiance au grand et glorieux Parti et à ignorer les informations calomnieuses et mensongères colportées par l’ambassade américaine. Mais les autorités perdirent la face quand elles furent obligées de constater que la propagande patriotique n’avait aucun effet sur les populations. La quasi-totalité des gens préféraient se fier aux chiffres de l’ambassade. Rien d’étonnant à une époque où les citadins ne pouvaient plus boire l’eau du robinet, ni respirer d’air pur, ni voir le ciel tout court. Sur Internet, la méfiance à l’égard des bulletins officiels s’exprima avec la violence d’une cacophonie de grillons en été, brisant tous les pare-feu et les barrages d’un gouvernement fébrile obsédé par le contrôle virtuel.

Ce mouvement ébranla l’image d’une « société harmonieuse et prospère » et la crédibilité du système de parti unique se trouva soudain en berne. Les gens ne pouvaient plus supporter les mascarades et les mensonges répétés des autorités… Tout en lisant, Chen se demanda comment l’article avait pu passer entre les mailles de la police d’Internet, en patrouille jour et nuit dans le cyberespace. Il remarqua alors que l’article avait été publié quelques années plus tôt. Quelqu’un avait dû le sauvegarder dans un document Word et le publier récemment, poussé par le courant d’air toxique qui soufflait sur la Chine. Le lien serait sans doute bloqué bientôt. Chen imprima le texte et le sauvegarda sur son ordinateur. En un clic, il fit apparaître une autre publication parue sur Weibo qui aurait pu être la suite du précédent article. De toute évidence, sur Internet, la pollution faisait partie des sujets chauds du moment

 

Chine, retiens ton souffle

© Liana Levi, 2018, pour la traduction française d’Adélaïde Pralon

Vous avez aimé ? Partagez-le !