Présente dans tous les esprits, active sur tous les terrains internationaux, la Chine est pourtant en plein repli. Isolement, personnification du pouvoir, surveillance des citoyens : elle creuse de vieux sillons tout en clamant sa volonté de projection vers l’extérieur. Elle veut être entendue, envoie ses diplomates et ses ingénieurs porter le message de sa volonté bâtisseuse et de son insistance à remodeler les règles du jeu international, mais referme aussi frileusement ses portes face au Covid-19 et assèche les relations nouées entre individus et institutions par-delà les frontières. La Chine se cloître alors qu’elle pèse chaque jour davantage sur le monde.

Frontières

Ses ressortissants résidant à l’étranger sont les premiers à en pâtir : bloqués à l’extérieur par des conditions drastiques de quarantaine – deux semaines minimum, à leurs frais, dans des hôtels désignés – qui rendent tout retour occasionnel insensé, ils s’abstiennent et restent coupés de leur famille et de leur pays depuis près de deux ans. Ceux qui s’entêtent ont souvent vu leurs vols annulés du fait de cas de Covid détectés sur les lignes empruntées, et passent des semaines à tenter chaque jour leur chance. Sixth Tone, un site spécialisé, émanation d’une publication shanghaïenne, raconte le cas d’une Chinoise demeurant en Suède qui essaie de prendre un billet pour aller voir en Chine sa mère atteinte d’un cancer – sans succès depuis le début janvier. La Chine annule des vols chaque jour pour limiter les risques de cas de Covid « importés ». Ces dernières semaines, les annulations ont été plus fréquentes, en particulier pour les vols avec transit à Pékin : il faut à tout prix préserver la capitale à l’approche des Jeux olympiques d’hiver.

Bien sûr, les relations familiales ou amicales subsistent, par applications interposées. On assiste à l’heure de gloire de Weixin (connue à l’étranger sous le nom de WeChat), qui permet d’échanger du texte, des images ou du son en temps réel. De sa résidence britannique, une jeune Chinoise de notre connaissance déjeune tous les jours « avec » ses parents, lesquels dînent chez eux à 10 000 kilomètres de là. Mais dans le monde réel, on hésite désormais à sortir de Chine puisque le retour n’a rien d’automatique. Et encore faut-il disposer d’un passeport valide. Or, l’administration multiplie les barrières : sans « besoin impérieux », plus d’octroi de passeport. Un exemple : souhaiter apporter son aide après la naissance, à l’étranger, d’un petit-enfant n’entre pas dans cette catégorie. Au premier semestre 2021, seuls 335 000 passeports ont été alloués dans tout le pays, soit, de source officielle, 2 % de la quantité accordée sur la même période en 2019. Seuls les déplacements professionnels – pour le commerce ou les études – sont pris en considération, indique le site officiel chinois People.cn.

Même en cas d’accident de la route, les Pékinois ont pour ordre de ne s’approcher d’aucun étranger pendant les Jeux

La rudesse de la quarantaine imposée par la stratégie « zéro Covid » contribue aussi à faire baisser le nombre des résidents extérieurs dans les plus grandes métropoles de Chine, comme à Shanghai où 100 000 expatriés manqueraient à l’appel. Bref, en deux ans, les contacts entre Chinois et étrangers ont été réduits à peau de chagrin. C’est dans ce contexte que les Jeux de Pékin vont se tenir, souvent sans spectateurs, dans une bulle empêchant tout contact entre sportifs et population. Même en cas d’accident de la route, les Pékinois ont pour ordre de ne s’approcher d’aucun étranger pendant les Jeux.

Cybersurveillance

Après la stratégie « zéro Covid » est venue la vie « en société zéro Covid ». Les pouvoirs publics jouent ainsi sur les mots pour camoufler un renforcement de la lutte contre la résurgence épidémique qui pourrait menacer les Jeux. La quarantaine individuelle devient collective dès lors qu’un ou deux cas sont signalés dans un quartier. On parle aujourd’hui en Chine de milliers d’habitants extirpés ensemble par grappes vers des lieux de confinement forcé. Ces méthodes draconiennes suscitent quelques protestations, des désirs de s’échapper, mais, grâce à la cybersurveillance, tous sont mis au pas. Dès la fin du mois de février 2020, les autorités se sont appuyées sur des applications spécialement créées par les géants de la tech que sont Alibaba et Tencent pour accorder un QR-code, vert, jaune ou rouge selon l’état de santé constaté, en vue d’une sortie du confinement à Wuhan. À l’approche des JO, un « passe voyage » intérieur est mis en place, servant à vérifier si les voyageurs ont séjourné plus de quatre heures dans des zones à risque de contamination « élevé, moyen ou faible ». Ce qui détermine une éventuelle mise en quarantaine à l’arrivée.

Chacun craint ces applications, mais elles sont si pratiques ! Car elles permettent presque tout, et même de donner la pièce à un mendiant. Dans les rues d’une grande ville du Sud, un soir récent, un danseur faisant un numéro de moonwalk recevait la contribution d’un spectateur par téléphone. Et mieux vaut oublier l’idée d’acheter son thé avec de l’argent dans une échoppe de quartier : celle-ci n’acceptera que le paiement par Alipay, l’application utilisée par un milliard de personnes. Dans cet univers, le portable sert à tout : achats, lecture, réservations, transports, documentation, certificat de santé, paiements, et surtout réseaux sociaux et contacts interpersonnels… Dans leur immense majorité, les utilisateurs s’émerveillent de l’efficacité de ces applications et relèguent au second plan le fait qu’elles transforment tous les aspects de leur vie en objet de surveillance.

On ne compte plus les sites d’information fermés, les mots-clés censurés, les applications rendues obsolètes...

Dans la première décennie de l’Internet chinois, Pékin a pensé un moment tenir là un outil utile à la gouvernance. Les débats suscités par les blogs, les forums et bientôt les réseaux sociaux lui donnaient la température de l’opinion. Mais les moyens de communication se décuplant, les techniques de contrôle et de censure ont suivi. Lois et règlements se sont empilés pour interdire les atteintes aux « intérêts de l’État », empêchant l’anonymat. Les plateformes étrangères ont été écartées et, plus tard, les connexions privées sécurisées VPN ont été rendues inaccessibles au plus grand nombre. Aujourd’hui, plus les sujets abordés sur les réseaux sont « sensibles », plus vite la censure entre en marche. On ne compte plus les sites d’information fermés, les mots-clés censurés, les applications rendues obsolètes, les comptes personnels de réseaux sociaux bloqués. Cette surveillance permet désormais de constituer des dossiers numériques sur tout un chacun.

Elle n’est pas encore entièrement unifiée et centralisée. La collecte des données reste éparpillée sous des formats divers dans des data centers. Mais les autorités y ont accès et s’en servent pour expérimenter ce que l’on appelle le « crédit social » dans nombre de localités. Il s’agit d’un système de « notes » attribuées aux individus selon leurs comportements, jugés bons ou mauvais à des degrés divers – attitudes « asociales », disputes, endettement, traversée hors des clous… – qui, à travers l’octroi et le retrait de points, décide du sort de chacun : qui est un citoyen modèle ? qui pourra étudier ou pas ? voyager à l’étranger ou pas ? etc. Pour peu que les caméras de surveillance soient reliées à une technologie de reconnaissance faciale, il n’y a plus d’échappatoire – d’autant que, dans les grandes villes, ces dispositifs sont associés à diverses formes de captation des données des téléphones mobiles, en particulier celles liées aux paiements de toutes sortes.

Les internautes se passionnent régulièrement pour des « affaires » à caractère sociétal (qui sort avec qui ? qui s’est enrichi ? quelle célébrité est corrompue ? etc.), lesquelles provoquent souvent des commentaires outrés sur les réseaux. Ces derniers contribuent sans le savoir à renforcer la machine à surveiller et à contrôler. Doudou omniprésent, le smartphone s’est transformé en objet indispensable à chaque instant du quotidien, au point que son utilisation frénétique fait oublier la masse de données personnelles qu’il sème à tout vent. Virales, les applications deviennent vitales, même si l’on subodore qu’elles forment la base d’une cybersurveillance généralisée.

Persécution des Ouïghours

C’est très classiquement par le bouche-à-oreille qu’un Pékinois me dit avoir appris qu’il se passait des choses terribles au Xinjiang : la surveillance de tous, les arrestations, les camps d’internement lui avaient été racontés, dit-il, par un ami de retour de « là-bas » – à 3 000 kilomètres de la capitale. En 2019, ce Pékinois a cherché à confirmer ces informations lors d’un voyage à l’étranger. Pendant longtemps, s’ils étaient restés en Chine, les observateurs les plus attentifs des médias chinois n’en étaient pas informés. La grande majorité de la population a probablement continué à ignorer la question, que cela soit par manque d’intérêt pour un peuple très éloigné géographiquement, par peur ou par résignation. Les éditoriaux de la presse nationaliste (la fraction la plus extrême des médias officiels) ont fini par alerter le lecteur, et chacun voit bien que le sujet toujours sensible des minorités est redevenu brûlant – même si l’on ne parle plus guère du Tibet. Mais le Xinjiang est si loin, et la plupart des Hans (plus de 90 % de la population chinoise) n’ont jamais eu le moindre contact personnel avec un Ouïghour.

Lorsqu’en 2018 l’anthropologue allemand Adrian Zenz a publié un premier rapport sur l’existence de camps de travail au Xinjiang, où vit la grande majorité des Ouïghours, indiquant qu’au moins un million de personnes y seraient enfermées pour y subir un féroce lavage de cerveau, les autorités de Pékin ont nié. Puis, des éléments de preuve étant mis sur la place publique internationale, la Chine a changé de stratégie, affirmant mener au Xinjiang un programme d’« éducation professionnelle » dont les Ouïghours ne pouvaient retirer que des bénéfices. En réalité, les signes d’un contrôle technologique des corps et des esprits – GPS obligatoire dans les véhicules, récolte de l’ADN des habitants, etc. – étaient là depuis 2014.

Le processus s’est aggravé, jusqu’à l’interdiction d’enseigner en langue locale (ouïghour ou kazakh) dans les écoles primaires à partir de 2020 (comme au Tibet). Pékin ne s’est même plus donné la peine de nier l’imposition de cours obligatoires de chinois, l’installation à demeure de fonctionnaires hans dans les foyers ouïghours et, surtout, la surveillance de tous grâce aux logiciels espions téléphoniques et aux systèmes les plus pointus de reconnaissance faciale que la Chine possède. Sa propagande a su profiter des vociférations de Donald Trump et a tout justifié par la lutte antiterroriste, l’argument de l’ingérence étrangère étant utilisé à profusion par sa diplomatie.

Depuis 2017, les autorités faisaient pression sur les Ouïghours résidant en Égypte, en Turquie, en France ou aux États-Unis pour qu’ils reviennent au pays rendre compte de leurs opinions et activités. Un rapport publié par l’ONG Safeguard Defenders en ce début d’année confirme l’existence de rapatriements forcés par la Chine dans le cadre d’un programme de recherche internationale de « criminels ». Quelque 10 000 personnes auraient ainsi été ramenées, dont 2 500 pendant la pandémie, précise le rapport qui fait état de quasi-kidnappings. Il ajoute que ce programme sert désormais de levier à un retour forcé des Ouïghours – 395 cas ont été répertoriés – ou des militants démocrates hongkongais, le plus souvent grâce à des pressions exercées sur leur famille. Mais, rapatriés au milieu d’une masse de fonctionnaires véreux ou de criminels réels ou supposés, les Ouïghours sont rendus invisibles aux yeux de la population chinoise.

Il ne sera évidemment pas question de ce rapport lors des Jeux olympiques d’hiver à Pékin. L’envenimement des relations sino-américaines a été assumé et porté à son plus haut point par Donald Trump, y compris sur la base de l’argument des violations des droits de l’homme au Xinjiang et à Hong Kong. Joe Biden a poursuivi en proposant un boycott diplomatique des JO, suivi par ses alliés les plus proches mais sans unanimité européenne. La Chine a exprimé son courroux : « Le sport n’est-il pas apolitique ? » s’est insurgée la presse officielle. Encore un peu de carburant pour attiser le nationalisme d’un peuple auquel ses dirigeants disent qu’il est assiégé.

Nationalisme, populisme

Dans le traitement du Covid-19, le gouvernement chinois semble très à son avantage par rapport aux États-Unis. Malgré les restrictions considérables imposées aux Chinois, les résultats – un bilan officiel total de 4 636 morts au 22 janvier 2022 – confortent un sentiment nouveau de supériorité dans la population. Et la déconfiture sanitaire américaine, après les rodomontades de Trump, a renforcé la crédibilité du pouvoir chinois. Au sein de la population, les critiques, les doutes et les rancœurs restent relégués dans la sphère privée. Tous ont constaté la montée en puissance de Xi Jinping, la glorification de l’homme à la tête du Parti, la contraction du peu de liberté d’expression existant. Tous savent interpréter la censure de l’Internet, l’évaporation des célébrités récalcitrantes mises au pas – comme dernièrement la joueuse de tennis Peng Shuai, un temps disparue après avoir publiquement accusé un dirigeant chinois de l’avoir violentée sexuellement, et dont on ne sait toujours pas précisément ce qui lui est arrivé, et qui se tait. Même disposant d’informations tronquées, les Chinois ont l’expérience et les clés de lecture : l’heure est à la prudence et au silence.

Trente ans de propagande ont contribué à effacer des pans entiers de la mémoire historique

Depuis le massacre des jeunes manifestants pro-démocratie sur la place Tian’anmen, en juin 1989, trente ans de propagande ont contribué à effacer des pans entiers de la mémoire historique. L’attention des autorités a redoublé quant à l’enseignement de l’histoire de la Chine contemporaine. Dans le cadre d’une « éducation patriotique », les manuels des élèves ou les cours de politique des étudiants sont calibrés pour lisser les épisodes qui pourraient donner une image négative de la direction du Parti communiste chinois, au profit d’une représentation positive des « accomplissements de la Chine nouvelle ». Des générations de jeunes sont appelées à démontrer leur attachement à la patrie après avoir été abreuvées de discours nationalistes, ressassant le récit des « cent ans d’humiliation » subis par la Chine aux mains des puissances coloniales.

Cela fonctionne, même si, de loin en loin, quelques jeunes trouvent l’audace d’interroger les étrangers de passage sur ce qu’il s’est passé à Tian’anmen : « Ces événements ont-ils bien eu lieu ? Pourquoi manifestait-on ? Y a-t-il vraiment eu des morts ? » Ce questionnement sur les événements de 1989 – au moins 1 000 morts sous les balles ou écrasés par les chars de l’armée – tend à se tarir, même si le souvenir de cet épisode peut être entretenu par les familles. Dès son accession à la tête du PCC en 2012, Xi Jinping a offert à la jeunesse un « rêve chinois », un idéal de « renaissance de la nation », où l’enrichissement du pays et sa montée en puissance internationale jouent un rôle décisif pour laver les humiliations des siècles passés. Plus Xi exalte la grandeur chinoise retrouvée grâce à sa stratégie et à sa pensée – qu’on est sommé d’étudier comme parole d’évangile –, plus il alimente un désir exacerbé de revanche.

Aujourd’hui, l’affirmation d’une nouvelle fierté nationale traverse toutes les couches de la société, jeunesse en tête. Une arrogance ou une superbe jugées excessives, même par un éminent professeur d’université comme Yan Xuetong, directeur de l’Institut de recherche sur les relations internationales de l’université Tsinghua. La génération des 20 ans « a généralement un fort sentiment de supériorité et de confiance en elle et tend à regarder les autres pays de manière condescendante et à voir les relations internationales sous le prisme de ses désirs, croyant que les buts de la politique étrangère chinoise peuvent être atteints facilement », a déclaré Yan, dans des propos cités par l’ex-chef du bureau de Pékin du groupe de presse japonais Nikkei.

De fait, une partie de la jeunesse fait sentir son mépris à ceux qui ne partagent pas son enthousiasme nationaliste en les assaillant d’invectives. Cela passe encore par les réseaux sociaux, Weibo ou les groupes de discussion de Weixin, mais aussi par les espaces de commentaire des sites d’information. Une version particulièrement virulente de ce nationalisme use de harcèlement contre quiconque pense différemment. Insultes, menaces, comparaisons historiques hardies, ces propagandistes n’hésitent devant aucun procédé. Où se terrer, quand une armée d’activistes s’en prend à vous en masse et vous réduit, dans les faits, au silence ? L’exemple de l’écrivaine Fang Fang, vilipendée pour avoir publié son journal de confinement à Wuhan, rédigé dans un esprit critique, dissuade ceux qui oseraient professer des opinions divergentes de s’y essayer.

La mise au pilori n’épargne pas plus la communauté chinoise de l’étranger. L’extrémisme nationaliste s’en prend à tout ce qui dévie de l’idéologie du Parti. Pour Pékin, le simple fait de parler du gouvernement taïwanais ou de sa présidente Tsai Ing-wen revient à reconnaître leur existence, donc leur légitimité – une faute grave. Si l’« erreur » est commise par un Chinois de l’étranger, celui-ci sera soumis à des attaques sans fin sur les réseaux sociaux. Accusé de collusion avec l’Occident, de dévoiement de la pensée et de honte faite à la patrie, son ordinateur ou son portable lui brûleront les doigts, même hors de Chine, note le site dissident China Digital Times, qui suit de près tous les aspects de l’information diffusée en Chine.

Xi flatte enfin d’autres penchants populistes, fondés sur une demande très classique d’équité dans la société chinoise : une campagne, lancée en 2021, a consisté à exiger des riches patrons et des célébrités médiatiques de se délester d’une part de leurs avoirs afin de réaliser un rééquilibrage des richesses. La campagne pour la « prospérité commune » vient démontrer l’intérêt porté par Xi au malaise persistant dans la société face aux immenses écarts de fortune, qui se creusent depuis trente ans. La machine de propagande joue sur du velours, et Xi a beau jeu de faire rendre gorge à quelques super-riches au nom du bien public. Une campagne de moralisation soutenue par des internautes virulents obtient des promesses de dons de la part de personnalités qui ont vu plusieurs de leurs pairs disparaître le temps d’une enquête, puis refaire surface en exprimant leurs remords… ou être condamnés pour corruption. Ainsi, l’ancienne chanteuse et influenceuse Huang Wei a-t-elle été condamnée à verser 180 millions d’euros en décembre 2021 pour fraude fiscale. Quant à Jack Ma, le flamboyant fondateur du géant du commerce électronique Alibaba, il a « disparu » quelques mois en 2020. Il est réapparu assagi, tandis que le groupe qu’il a créé voyait ses perspectives de capitalisation anéanties. Les super-riches ne doivent jamais oublier à qui il faut faire allégeance.

Peser sur le monde

En promettant dès 2017 le « retour de Taïwan » dans le giron de la Chine, Xi Jinping a actionné le très ancien argument de l’intégrité de la nation. Y parvenir pendant son mandat, bien avant le centenaire de la République populaire (en 2049), scellerait une victoire éclatante. Détail non négligeable, cela assurerait l’inscription de son nom au panthéon de l’histoire chinoise. Ayant forgé les conditions de son mandat à vie à la tête du Parti et de l’État, Xi a proclamé en 2019 son objectif de « récupérer Taïwan », par la force si nécessaire. Et ces dernières années ont vu Pékin redoubler les manœuvres d’intimidation autour de l’île : 200 avions ont survolé l’espace d’exclusion aérienne de Taïwan en 2021 et de nombreux avertissements ont été émis sur l’éventualité d’un conflit ouvert.

À la suite de la fondation de la République populaire de Chine en 1949, Chiang Kai-shek, le leader nationaliste vaincu, emmenait ce qu’il restait de son armée sur l’île située face à la côte sud-est du pays, et y installait provisoirement une « République de Chine » en attendant de reprendre un jour le pouvoir à Pékin. Sous le règne de la loi martiale, on enseignait aux petits Taïwanais qu’ils allaient « récupérer » le continent. Des deux côtés du détroit de Formose, un pouvoir autoritaire campait sur ses positions. Mais ce provisoire a duré, et depuis le retour sur le continent est devenu une fiction permanente. L’évolution démocratique de l’île, avec l’abrogation de la loi martiale en 1987 et la montée en puissance d’une opposition sortie de la clandestinité, a laissé libre cours à l’expression d’un sentiment identitaire taïwanais distinct au sein d’une population dont seulement une partie a des liens avec le continent. Une majorité d’habitants de l’île se déclare désormais taïwanaise. Elle souhaite si ce n’est l’indépendance – un point de vue resté minoritaire –, du moins le statu quo : l’arrêt des hostilités avec Pékin et une représentation de son administration dans les instances internationales. 

Il n’en est pas question pour la Chine, pour laquelle il y a là un double enjeu : premièrement, refuser l’autonomie de Taïwan, et surtout son indépendance ; deuxièmement, accomplir le but qu’elle s’est fixé depuis son entrée à l’OMC il y a vingt ans, soit, selon ses termes, recouvrer son « droit à la parole » sur la scène mondiale. Sur tous les plans, dans toutes les arènes, il lui faut contrer la suprématie du modèle démocratique occidental et damer le pion à Taipei. Quant aux Chinois continentaux, ils savent depuis longtemps éviter de s’exprimer sur ce sujet sensible. Un intérêt pour la démocratie à la taïwanaise se susurrait encore parfois dans les conversations de fin de repas avant la pandémie de Covid. Depuis que l’armée chinoise montre de nouveau les crocs, le sujet est banni.

Soixante-dix ans de vie séparée ont accentué les différences entre Chinois du continent et Taïwanais. La fureur de Pékin qui s’est abattue contre les manifestants démocrates hongkongais depuis 2020 a mis en lumière ce que les Taïwanais ne veulent pas voir advenir chez eux. Pékin s’est montré incapable de tenir sa promesse de conserver un système autonome à Hong Kong, comme il proposait de le faire dans un projet de réunification avec Taïwan. Cela a conforté les Taïwanais dans leur singularité, et les nationalistes extrémistes chinois doivent pour l’instant se contenter de savourer l’implacable répression qui met Hong Kong à genoux.

Atonie

Xi a-t-il réussi à convaincre, ou simplement à imposer le silence ? La Chine parle d’une seule voix, la population est muette, les démocrates ont disparu. Depuis près de dix ans, Xi fait la « une » des médias tous les jours. Au début de son premier mandat, il a réduit à néant l’espace de parole conquis au cours de la décennie précédente par les libéraux, les journalistes, les avocats. Harcelés, certains ont perdu leur emploi, d’autres ont fait de la prison. Ceux qui y ont échappé se terrent.

Le monde associatif a surnagé un temps, puis s’est recroquevillé. Une nouvelle loi a très strictement réglementé son activité. Réprimés, les mouvements de femmes, mobilisés dans la foulée de « #MeToo », se font de moins en moins entendre. Les associations de protection de l’environnement se sont rangées sous l’égide d’organisations gouvernementales. Le monde de l’entreprise, toujours traversé de luttes sporadiques pour les salaires ou les conditions de travail, reste discret. Bref, tout le monde fait le gros dos. Faute d’options politiques dissidentes, d’appartenances religieuses suspectes, les excités des réseaux sociaux ont aujourd’hui de nouvelles cibles : les hommes trop « efféminés », désireux d’individualité, inspirés par la K-pop (la pop coréenne), avec leurs mèches longues, leurs costumes clinquants qui ont longtemps fait le bonheur des émissions de télévision, c’est ter-mi-né.

Sur certains plans, pourtant, on discerne des ouvertures. La société devrait se réjouir lorsque, après quatre décennies de limitation forcée des naissances, on l’encourage à faire deux et même trois enfants par famille. Mais non, pas de cris de joie, et pas de baby-boom : la courbe des naissances recule toujours, et la population vieillit. Avec 7,52 naissances pour mille habitants en 2021, le taux de natalité est à son plus bas depuis la fondation de la RPC.

Les raisons sont multiples, en particulier le coût prohibitif du logement et de l’éducation d’un enfant, de la maternelle à l’université.

De même, les études supérieures se sont généralisées. En 2020, 8,74 millions d’étudiants sortaient diplômés des universités, quatre fois plus qu’en 2003. Ils devraient dépasser cette année les 10 millions. Mais la Chine peine à offrir un emploi adéquat à cette masse grandissante. Et ces jeunes sont de moins en moins enthousiastes à l’idée de passer leur vie dans l’univers de concurrence effrénée des nouvelles technologies, et de plus en plus nombreux à se voir fonctionnaires.

Jusqu’à récemment, pour les classes dites « moyennes plus », il restait pour s’aérer l’esprit la perspective d’un voyage aux États-Unis ou en Europe, ou d’un saut de puce à Hong Kong pour faire des achats et goûter sans crainte à la liberté de parole… C’était avant la pandémie. Désormais, Hong Kong a été maté et voyager plus loin est quasi impossible. Faut-il s’étonner qu’une forme d’indolence étudiée – le tangping – ait été distinguée par les médias chinois comme l’une des tendances les plus marquantes de l’année 2021 ? Et faut-il y voir une réaction au surmenage et à l’impossibilité de faire des choix individuels, ou une résistance passive à la mobilisation enthousiaste pour les objectifs nationaux dessinés par les dirigeants ? 

 

Dessins Giacomo Nanni et Jochen Gerner

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